dimanche 1 avril 2018

18 - Riche drame d'hériter


  Quand? Août, le 14 au matin, conformément au codicille du testament Monlorné.
  Où? Caen, dans la salle des mariages de l'hôtel de ville, car l'étude de Me Lepertuis ne pouvait accueillir plus de quinze personnes, et l'authentification définitive des héritiers Monlorné constituait l'événement majeur de l'été, éclipsant les maigres performances de nos athlètes aux Jeux de Londres.
  A ce jour, le seul héritier identifié était Omar el Vonn, toujours sous le coup d'une inculpation d'assassinat, et les charges demeuraient accablantes bien que le contexte de l'héritage Monlorné suggérât que la baronne d'Hautois eût été une victime collatérale du Tueur des anagrammes. Le préfet Lédène avait veillé au secret total sur le lieu de détention du jardinier, mais celui-ci devait impérativement être présent à Caen ce 14 août s'il désirait valider son droit à l'héritage. Toutefois sa venue n'était pas officiellement confirmée, et encore moins l'heure de son éventuelle arrivée.
  Et puis il y avait la grande question. Un autre héritier allait-il se manifester en cette journée déterminante? Voire plusieurs? Pour la presse, il ne faisait aucun doute que toutes ces morts faisaient partie d'une machination pour rafler tout l'héritage, et que le loup ne pourrait manquer de sortir du bois s'il voulait tirer profit de ses crimes. Les journalistes se perdaient en vaines conjectures à partir de ces prémisses.

  C'était loin d'être aussi simple pour ceux qui, comme moi, étaient étroitement associés à l'enquête, et avaient pu constater à quel point certaines des morts défiaient toute interprétation raisonnable.
  De fait, y avait-il encore une enquête? J'avais l'impression qu'aussi bien la Préfecture que l'agence avaient baissé les bras, et que d'un côté comme de l'autre on attendait du nouveau, par exemple que le loup sortît du bois, comme disait la presse.
  Il ne s'était donc rien passé depuis deux mois, sur le plan de l'enquête, et HV m'avait fait travailler sur d'autres dossiers. Il y avait eu un moment d'émoi à l'approche du 21 juin, 18 jours après la mort de Nolven Amor, la date où aurait pu disparaître un nouvel héritier. HV avait suggéré à Seurcé de resserrer ce jour la protection d'Omar, et émis l'idée d'y associer l'agence, mais le chef de la Sûreté avait décliné l'offre, arguant que la sécurité d'Omar était parfaitement assurée.
  Il y avait aussi le mystérieux Noël Navrom. Etait-il encore vivant ce 21 juin? Et s'il l'était, avait-il survécu à cette journée fatidique? Nous avions épluché les avis de décès autour de cette date, sans trouver quoi que ce fût qui pût correspondre.

  En juin, la presse avait un temps délaissé l'héritage Monlorné au profit de l'affaire Grégori. Lors du transfert des cendres de Zola au Panthéon, le 4 juin, un journaliste nationaliste avait tiré sur Dreyfus, et l'avait atteint de deux balles.
  La presse de droite, s'étant battue bec et ongles contre Dreyfus et Zola, avait fait de Grégori un héros, et avait exploité sans vergogne un fait divers crapuleux qu'elle avait rapproché de l'affaire Dreyfus. L'an dernier, un officier de marine avait tenté de vendre des documents secrets aux Allemands, qui n'en avaient pas voulu. Il avait tenté ensuite de les restituer à l'Armée, moyennant une compensation financière, et avait accumulé tant de maladresses qu'il avait été facilement arrêté. Jugé à Marseille en février, il avait été condamné au bagne à perpétuité, et envoyé à l'île du Diable, où il fut interné dans la cabane même qu'occupait Dreyfus 10 ans lus tôt.
  C'était un fort symbole choisi par l'administration pénitentiaire, car ce Charles Ullmo était juif, comme Dreyfus, et les antidreyfusards de naguère mirent en avant ce cas, lequel démontrait pour eux que tous les Juifs étaient des ennemis de la France, et que, si Dreyfus s'était montré assez fourbe pour ne pas laisser de preuve de sa trahison, il avait été légitime de forger des indices pour le confondre...
  En ce qui concerne Grégori, je peux dévoiler avec maintenant quelques mois de recul qu'il fut acquitté en septembre, sous les acclamations du public.

  Mais je reviens à ce 14 août. Hortense et moi avions passé la nuit précédente à Croissy, où j'avais toujours ma chambre dans la maison de HV, car celui-ci avait décrété que nous partirions à l'aube dans la soixante-chevaux, avec Dom au volant.
  Hortense s'était déclarée séduite par l'harmonie des tableaux de Nolven Amor, et s'était documentée sur la théorie du nombre d'or. En nous levant, vers 5 heures du matin, elle me dit qu'elle avait calculé quand tombait la section d'or des 366 jours de 1908, et c'était précisément ce 14 août, vers 5 heures du matin. Bizarre.

  Le trajet se déroula sans encombre. La place de l'hôtel de ville était envahie par toute une foule de curieux, contenue par plusieurs dizaines de policiers qui filtraient l'accès à l'édifice.
  C'était plus calme à l'intérieur, où seuls quelques journalistes dument accrédités avaient été admis, pourvu qu'ils n'intervinssent en aucune façon.
  Toutes les demandes adressées depuis avril à Me Lepertuis s'étaient avérées irrecevables, mais il fallait s'attendre à ce que les milliards de Monlorné provoquassent d'ultimes tentatives, et les postulants furent effectivement nombreux. HV et moi, en notre qualité de docteurs en droit, faisions partie d'une petite équipe chargée d'un premier examen des documents fournis, avant d'envoyer d'éventuels candidats sérieux au notaire.

  Je me souviens par exemple d'une demoiselle Mona Parot qui avait épousé début juin dernier le sieur Franck Verlon, et pouvait donc exhiber une carte d'identité valide au nom de Mona Verlon, mais il eût fallu que ce document fût antérieur à 1902 pour prétendre à l'héritage. Ceci avait été pourtant bien spécifié dans la presse.
  Il y eut encore un homme d'une cinquantaine d'années qui me présenta une carte d'identité de 1888 au nom de Moron Navel, ce qui m'amusa car je savais que moron signifie "stupide" en anglais, et je me rappelais que c'était aussi le sens de naval en hébreu, comme nous l'avait dit le mage Orvann. Le document semblait de bon aloi, mais l'homme était fort agité. Je demandai à examiner le portefeuille d'où il avait sorti la carte. Il refusa, puis obtempéra lorsque je le menaçai d'appeler un des nombreux agents à proximité. Il y avait dans son portefeuille une autre carte d'identité, au nom de Marc-Antoine Daingot.
- Monsieur Daingot, étiez-vous assez fou pour croire abuser quiconque, alors qu'une simple vérification à la préfecture du département montrerait que votre autre carte est fausse. Si vous persistez, je vous rappelle que l'article 441 du code pénal prévoit jusqu'à 20 ans de réclusion pour faux et usage de faux.
  Il s'en alla piteusement.
  Une femme distinguée se présenta devant HV, annonçant fièrement:
- Je m'appelle Lénor Voman, et je crois avoir droit à l'héritage.
  HV prit sa loupe pour examiner la carte qui lui était confiée.
- Madame, je suis navré, mais êtes-vous sûre que votre prénom ne serait pas plutôt Lénore? Je crois voir des traces de grattage. Ce sera très facile de le vérifier à l'état civil.
- Mais à une lettre près! Qu'est-ce qu'une lettre, surtout une lettre en moins? Ce n'est pas comme si j'avais ajouté quelque chose.
- Navré, madame, l'anagramme doit être rigoureusement exacte. Le testament ne laisse aucun doute sur ce point.
  La femme s'éloigna, indignée. J'entendis HV grommeler quelque chose comme The worst Voman of my life.

  Des dizaines d'autres personnes se présentèrent, chacune se prétendant posséder un nom équivalent à l'anagramme désirée, avec une grande variété de justifications, mais seuls deux cas nécessitèrent l'examen de Me Lepertuis, et j'appris ensuite qu'ils étaient tout aussi irrecevables.
  Vers midi, je fus alerté par un brouhaha à l'entrée. Je pensai qu'il s'agissait de l'arrivée de Omar el Vonn, mais j'eus la surprise de voir s'avancer Norman Love, accompagné de Rose-Andrée. Les journalistes ne purent se retenir de lancer des questions, mais les policiers les écartèrent.

  Seurcé lança, sarcastique:
- Monsieur Love, je connaissais la puissance de l'appât du gain, mais je ne l'avais pas encore vu faire sortir quelqu'un du tombeau.
- Ecoutez, je peux tout expliquer.
- Mais j'espère bien que vous allez le faire tout de suite.
- Eh bien voilà. La nuit du 16 avril, j'étais chez moi dans mon lit, ne pouvant trouver le sommeil car je venais d'apprendre que j'héritais d'une fortune colossale. J'ai entendu des bruits furtifs, il m'a semblé que quelqu'un s'était introduit dans la maison. Je me suis levé sans faire de bruit, ai entrouvert ma porte, quelqu'un montait avec précaution l'escalier, s'éclairant avec une lampe de poche. Là je ne sais plus exactement ce qui s'est passé, ça a été très vite. Il y a eu une brève lutte, l'homme est parti en arrière, a chuté dans l'escalier, et j'ai constaté qu'il s'était rompu le cou. C'était un certain Jean-Louis, un pensionnaire qui venait d'arriver.
"  Bouleversé, je me suis rendu au Mannor et ai réveillé Rose-Andrée. Elle m'a dit que ce Jean-Louis était un détective de l'agence Valmondada, et qu'on me soupçonnait de toute une série de meurtres, ce qu'elle trouvait complètement absurde. Elle m'a dit aussi que sa soeur et son ami Alban étaient aussi envoyés par l'agence, qu'une dizaine d'autres héritiers avaient comme moi reçu un étrange message, que Valmondada interprétait comme un signal de mort imminente, mais que toutes les mesures prises pour protéger ces personnes avaient été inopérantes. Chaque récipiendaire de la lettre fatale était mort un ou deux jours plus tard, souvent dans des circonstances extraordinaires.
"  C'était très inquiétant. Nous avons pensé que ma meilleure chance de m'en sortir était de passer pour mort jusqu'à ce 14 août, où je pourrais faire entériner mon droit à l'héritage et donc ne plus rien risquer. Il se trouvait que Jean-Louis me ressemblait par bien des côtés, taille, silhouette, chevelure. Nous l'avons habillé avec les vêtements que je porte usuellement, porté dans la grande salle du Mannor, et nous avons fait en sorte que l'énorme vélo de pierre lui écrasât le visage, le transformant en une bouillie méconnaissable.
"  Il y avait dans l'ancienne bâtisse une petite chapelle, que nous avons aménagée en réserve de vivres. Une trappe dissimulée menait à une crypte, un endroit idéal pour me cacher pendant les 120 jours à patienter. Rose-Andrée venait me voir, ainsi que Ricardo Corleone, un ami fidèle qui a été mis dans le secret. Et me voici."
- Bon, nous vérifierons tout cela, mais qu'en est-il de votre mère? Etait-elle avec vous dans cette crypte?
- Non. C'est un peu idiot, voyez-vous. En janvier dernier, Norma s'est amourachée d'un hôte de passage, un bellâtre du nom de Volpone, et elle est partie avec lui à Londres. Vous vous rendez compte, à 52 ans, tomber amoureuse comme une midinette! J'en avais honte pour elle, j'étais sûr que ça n'allait pas durer, qu'elle allait bientôt revenir, et j'ai caché son départ. Mais les semaines ont passé, puis les mois. Elle est toujours à Londres, je lui ai fait savoir que j'étais toujours en vie, bien sûr, et l'ai priée de ne pas se manifester. Qui sait si l'assassin ne s'en serait pas pris à elle?
- Nous vérifierons cela aussi. Mais de votre côté, HV, qu'avez-vous à dire sur le rôle exact de votre détective?
- La seule mission de Jean-Louis était de protéger Norman Love, et j'ignore pourquoi il se serait introduit chez lui.
  Je m'apprêtais à déclarer que Jean-Louis nous avait fait part d'intentions en ce sens, lorsqu'une voix de stentor s'éleva:
- En êtes-vous bien sûr, monsieur Valmondada, ou dois-je dire NERON VOLMA?

  Un homme s'était avancé, haut de taille, vêtu d'une gabardine noire élimée, le visage carré, énergique, l'oeil pétillant derrière un monocle doré. Je ne l'avais jamais vu en chair et en os, mais je reconnus aussitôt le fameux détective new-yorkais Samson Sholem, lequel poursuivit:
- Néron Volma, je vous accuse de bafouer la justice depuis votre évasion en 1874 du bagne de Cayenne, où vous étiez relégué à vie.
"  Néron Volma, je vous accuse d'être derrière toute cette série de meurtres. Qu'ils aient été de votre main ou de celle de vos complices, l'enquête le dira."
  HV avait pâli sous ce réquisitoire. Le teint cireux, il bredouilla:
- Co... co...
  Il s'écroula. Je me précipitai, desserrai sa cravate, sa ceinture, lui pris la main.
- No... no...
- Non, bien sûr, nous savons que ces accusations sont absurdes, nous sommes avec vous.
- Po... po...
  Sa main fit l'effort de pointer d'un doigt  vers son veston.
- La poche de votre veston?
  Il acquiesça, d'un ultime clin d'oeil, puis ses yeux se figèrent.
- Y a-t-il un médecin? clamai-je, affolé.
  Il y en avait un, et il ne put que constater que le coeur avait cessé de battre.

  Sholem s'était avancé. Que je haïssais cet homme! Seurcé s'approcha aussi, et je devinai qu'il était pour quelque chose dans l'intervention de Sholem.
- Peut-être pourrions nous voir ce qu'il y a dans cette poche? Nous y trouverons peut-être des réponses à nos questions.
  Après tout, autant ne pas tarder, et j'avais toute confiance en la probité de HV.
  Je ne laissai à nul autre le soin de glisser la main dans la poche de son veston, et en retirai une enveloppe, portant deux noms au recto, Alban - Dom. J'ouvris l'enveloppe, elle contenait divers documents d'état civil qui indiquaient d'une part que le vrai nom de Dom était Ramon Olven, né en Guyane française le 30 septembre 1874, d'autre part que j'étais moi-même le fameux Noël Navrom, né le 24 décembre 1874 en Arles.
  Abasourdi, je tendis les documents à Seurcé, lequel les examina, puis les tendit à Sholem. Après les avoir feuilletés, celui-ci, voyant mon désarroi, dit doucement:
- Ceci explique bien des choses. Je ne voyais pas comment Néron Volma pouvait revendiquer l'héritage, alors qu'il était toujours un hors-la-loi, mais il comptait passer par vous, Alban, et par Dom. Je crois connaître les hommes, et je vois bien que vous ignoriez tout de votre véritable identité, et que vous aimiez votre patron comme un père, mais vous devez bien admettre maintenant qu'il vous cachait des choses. Je vais faire une déclaration.

  Sholem requit l'attention de tous, qu'il obtint sans peine.
- Mesdames et messieurs. Ladies and gentlemen. Le moment est venu de révéler les dessous de l'affaire Monlorné. S'il reste encore quelques points d'ombre, je gage que la suite de l'enquête pourra les éclaircir.
"  Donc, au départ, il y a un fieffé coquin, Néron Volma, condamné au bagne à perpétuité, mais qui parvint à s'en évader et à se refaire une nouvelle vie sous l'identité du détective Valmondada.
"  Néron Volma était obsédé par son nom, et aurait souhaité le voir honoré par la postérité, mais c'était impossible, aussi a-t-il vu une échappatoire, l'anagramme. J'ignore comment, mais il a trouvé deux jeunes garçons dont les noms étaient l'anagramme de NERON VOLMA, a assuré leur éducation, puis les a pris auprès de lui.
"  Par ailleurs, je suis assez certain qu'il est entré dans l'intimité de Monlorné, et que c'est lui qui d'une manière ou d'une autre lui a soufflé cette idée loufoque de testament. Mais il n'était pas question pour lui que ses protégés n'obtiennent qu'une portion congrue de l'héritage. Il lui fallait le tout, ou au moins le maximum.
"  Il connaissait déjà plusieurs héritiers potentiels, par exemple Len Romanov, Van Loornem, Manon Revol, des personnalités publiques. Alors il les a tués, ou fait tuer, selon un plan particulier, et il s'est assuré un rôle indispensable dans l'enquête en prétendant avoir découvert ce plan. Ce rôle primordial lui a permis d'utiliser toutes les ressources de l'Etat pour dénicher les autres héritiers, et les tuer, ou faire tuer, les uns après les autres."

  J'étais effaré par l'opportunisme de Sholem, et la rapidité d'esprit qui lui avait fait intégrer, en quelques secondes, la nouvelle donnée de nos identités réelles à sa théorie, laquelle pouvait sembler séduisante, mais était bien entendu absurde pour quiconque connaissait un tant soit peu HV. Il reprenait:
- Tout de même, les enquêteurs officiels ont fini par s'inquiéter de l'inéluctabilité des morts, et de leur accumulation, malgré la protection rapprochée de Valmondada et des siens, malgré le soutien de la police. Il se trouve que j'étais en Europe en avril, et Seurcé m'a contacté après le fiasco d'Ambrumézy. J'ai tout de suite été frappé par les bizarreries de l'enquête de Valmondada. La logique commandait de chercher d'abord un coupable dans l'entourage de Monlorné, or Valmondada n'a jamais voulu rencontrer un membre de la famille, ou un proche. J'imagine que c'est parce qu'il avait lui-même connu Monlorné, peut-être en utilisant une autre identité, et qu'il craignait d'être reconnu.
"  Et puis il y avait l'affaire Omar, car bien sûr Omar était innocent, et un enquêteur digne de ce nom se devait de le démontrer, mais un Omar coupable arrangeait bien Valmondada, c'était une autre façon de se débarrasser d'un héritier. L'innocenter risquait par ailleurs d'amener au réel coupable, peut-être ce Jean-Louis, sinon à son commanditaire.
"  Alors j'ai enquêté sur cette affaire, et, puisque Omar sera bientôt ici pour faire valoir ses droits, je veux qu'il entre ici lavé de tout soupçon. Omar n'a pas tué, Omar n'a pas volé, c'est de ces certitudes qu'il fallait partir. Si nous ne pouvons mettre en doute que la baronne d'Hautois ait bien écrit de son sang le fameux "OMAR VOLE NN", cette formule devait signifier autre chose que ce qu'on a voulu y voir.




"  Iona Dimitrescu était roumaine d'origine, et je me suis dit qu'à l'approche de la mort elle avait pu s'exprimer dans sa langue maternelle. J'ai des correspondants partout dans le monde, et quelques télégrammes échangés avec un collaborateur roumain m'ont appris que, dans la région de Transylvanie où Iona a grandi, l'homme et la femme sont symbolisés par les lettres N et M. C'est une dérivation des nombres symbolisant universellement le masculin et le féminin, 3 et 4, III et IIII en chiffres romains.
"  La réunion NM signifie alors la conjonction sexuelle. Nous savons que la baronne rejoignait parfois le jardinier dans sa chambre, et c'est ce qui a dû se passer ce soir-là. La dernière chose qu'elle a voulu transmettre, c'était donc Omar, vole NM, "je voulais faire l'amour", mais elle n'a pu achever ce message, et on en a fait un vol de napoléons, NN.
" Si les napoléons n'avaient pas été volés, ils étaient toujours là, et il suffisait de chercher. La baronne dormait dans la chambre qui avait été celle du général Valère d'Hautois, et j'ai pensé que celui-ci y avait installé une cache lors de la construction de l'hôtel.
"  Il y avait dans la chambre une horloge incrustée dans un mur. Il m'a semblé que certains picots correspondant à certaines heures, I, III, et VIII, étaient un peu branlants. J'ai pensé qu'il pouvait s'agir de la première victoire de Bonaparte, au siège de Toulon, en 1793, qui en français se dit 80-13. Valère était déjà l'un des compagnons de Bonaparte en 93, et il suffisait d'appuyer en même temps sur ces picots 8-1-3 pour provoquer l'ouverture d'un tiroir secret. Les napoléons étaient là."

  Un concert d'applaudissement retentit. Sholem s'inclina, avec une fausse modestie qui m'horripila. Un journaliste intervint:
- Mister Sholem, lorsque vous avez accusé Valmondada d'être le bagnard Volma, vous avez brandi un dossier. Y a-t-il dedans la preuve irréfutable de votre assertion?
- Oui. J'ai pu trouver une photo judiciaire du condamné, et il ne fait aucun doute qu'il s'agit du même individu. Voyez vous-même.
  Il ouvrit le dossier, le journaliste s'approcha.
- Oui, la ressemblance est parfaite, trop parfaite même, car je vois que le document est de 1872, et qu'il donne Néron Volma né en 1819, ce qui lui ferait 89 ans aujourd'hui, or il me semble évident que Valmondada était plus jeune.
  Là, Sholem parut un peu décontenancé.
- Comme je vous l'ai dit, il y a encore des points obscurs. Peut-être Valmondada était-il un fils caché de Volma, ou peut-être prenait-il du Véranomnol. Il paraît qu'on donnait facilement à Monlorné 30 ans de moins que son âge réel.

  Si ce point gênait Sholem, il me perturbait grandement aussi, et m'amenait pour la première fois à quelques doutes. Je l'ai déjà dit, je connaissais HV depuis plus de 26 ans, et n'avais jamais eu l'impression de le voir vieillir.

  Voilà. J'en ai presque fini avec cette journée du 14 août. On nous avait demandé, à Dom et moi, si nous voulions faire valider nos droits à l'héritage, et nous n'avions vu aucune raison de refuser cette fortune. Omar el Vonn était arrivé, sous les acclamations du public, et avait signé les documents nécessaires. Nul autre héritier ne fut retenu, sauf évidemment Norman Love.
  Bien entendu, la stupide théorie de Sholem s'écroula comme un château de cartes. S'il était vrai que le passé de HV était trouble, sa naissance à Paris dans le 14e arrondissement en 1847 ne pouvant être authentifiée car la mairie avait été incendiée par les Communards en 1871, sa ressemblance troublante avec le bagnard Néron Volma ne prouvait rien du tout. L'inspecteur Chalin témoigna que, bien qu'il eût été informé des soupçons pesant sur l'agence, et donc attentif à nos moindres faits et gestes, il lui semblait complètement impossible que l'un d'entre nous fût pour quelque chose dans les morts de Morvan Léon et Nolven Amor.
  Le mystère demeure entier.

  Chacun des héritiers Monlorné aurait dû recevoir entre deux et trois milliards de francs, une somme colossale. Hortense envisageait toutes sortes d'achats dispendieux, sans parvenir à écorner le magot de façon significative.
  Ce souci fut de courte durée. Le 1er septembre, un convoi de 18 camions quittait la propriété des Monlorné, transportant sous bonne garde des valeurs et les collections, destinées à être vendues aux enchères à Drouot. Le gentleman-brigand Maxim Dufrax réussit ce jour son plus beau coup, en parvenant à échanger l'ordre de route du convoi contre un faux, et à se faire livrer toute la marchandise à l'adresse de son choix. Les policiers du convoi prêtèrent même main forte aux membres de la bande à Dufrax pour décharger les camions.
  Lorsqu'on se rendit compte de la supercherie, et qu'on se précipita sur place, il était bien entendu trop tard, et l'entrepôt était vide, ou presque. On y trouva un mot de Dufrax:
Merci de ce cadeau royal que j'utiliserai au mieux pour financer mes bonnes oeuvres. J'ai laissé le contenu du camion 14, des valeurs nominales que je ne peux négocier. Soit dit en passant, je n'ai aucune confiance dans ces emprunts russes. Votre MAX.

  Dufrax était si populaire que son avis provoqua une panique parmi les porteurs, telle qu'il fut bientôt impossible de revendre ou d'échanger les coupons, et que le tsar renonça à lancer une nouvelle émission. Monlorné avait eu une confiance si aveugle dans ces emprunts qu'il avait échangé la plupart de ses anciens titres contre ceux de l'émission de 1906, dont les créances ne seraient exigibles qu'à partir de 1916.

  HV nous avait fait ses légataires, Dom et moi, ou plutôt Ramon et moi, j'ai du mal à m'y faire, de même Hortense qui m'appelle toujours Alban. C'était un cadeau empoisonné, car HV vivait depuis longtemps à crédit, et aussi bien la maison de Croissy que l'immeuble du boulevard Haussmann étaient entièrement hypothéqués. Il fallut déclarer l'agence en faillite. De toute manière, l'opprobre jeté par Sholem sur le nom Valmondada n'avait pas été levé après sa mise hors de cause par les enquêteurs officiels, et HV demeurait pour le grand public l'instigateur de l'élimination des héritiers Monlorné.
  Le détournement de l'héritage par Dufrax n'était finalement pas une si mauvaise chose, car il nous aurait été difficile d'en jouir sans susciter de profonds ressentiments.

  J'eus l'occasion de me rapprocher du peu communicatif Dom (Ramon!), et de découvrir que c'était quelqu'un d'une grande finesse, qui connaissait HV bien mieux que moi. Celui-ci l'avait initié à la littérature, et ils passaient souvent leurs soirées à Croissy en discutant des livres d'hier ou d'aujourd'hui.
  Nous organisâmes une réunion entre les quatre héritiers, et nous nous découvrîmes de surprenantes complémentarités.
  Nous étions tous nés en 1874, chacun en une saison différente.
  Norman, le 4 avril, représentait le printemps.
  Omar, le 30 juin (ou 30 Al-Awwal de l'an 1326 de l'Hégire), l'été.
  Dom (Ramon!), le 30 septembre, l'automne.
  Et moi, 24 décembre, l'hiver.

  Nous étions par ailleurs nés dans les quatre grands continents. Norman représentait l'Australie, Omar l'Afrique, Ramon l'Amérique, et moi l'Europe, sinon l'Eurasie puisque mes ancêtres Roms seraient venus des Indes.

  Il nous apparut que nous ne devions pas séparer ce que le sort avait uni, et nous envisageâmes de continuer nos routes de concert. Norm était attaché à son Vélo Mannor, et il se dégagea peu à peu l'idée d'en faire une étape gastronomique. Dom et Omar aimaient cuisiner, et rêvaient depuis longtemps que leurs talents culinaires fussent reconnus. Et moi? Pourquoi pas après tout, et si je ne trouvais pas à me réaliser dans la confection de plats traditionnels du peuple auquel je venais d'apprendre appartenir, je pourrais me consacrer à la gestion de l'entreprise.
  Il fallait trouver un nom à ce restaurant des quatre continents, nous pensâmes à le faire à partir de nos patronymes, mais
LOVE
EL VONN
OLVEN
NAVROM
donnaient un LEON peu satisfaisant. Une telle aventure pouvait-elle se conclure par un Chez Léon?
  Dom (Ramon!) eut l'idée de considérer les deux parties du nom d'Omar, ce qui conduisait à LEVON, et il nous apprit que ça signifiait "repos" en finnois, ce qui était plutôt approprié pour une auberge. Le Levon fut adopté à l'unanimité.

  Nous sommes aujourd'hui le 31 décembre de cette étrange année 1908, et il est prévu d'ouvrir le Levon dans quelques semaines. Il me semble que Rose-Andrée et Norm forment un couple aussi bien apparié que celui formé par Hortense et moi. Rose-Andrée a eu l'idée d'inviter pour Noël les actrices qui interprétaient les deux autres jeunes femmes dans Griffe les ambiantes! Ce sont aussi deux soeurs, Rachel et Léa, et, devinez quoi, Rachel se trouva des points communs avec Omar tandis que Dom se montra nettement sensible aux charmes de Léa.

  Voilà. Je ne sais ce qu'il va en advenir, si le quadrille des ambiantes va se reconstituer autour du quatuor des héritiers Monlorné, mais je suis tout à fait certain que Hortense et moi allons mener une vie longue et heureuse.
  Mais nous n'aurons pas d'enfants.

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