lundi 16 avril 2018

3 - Ce jeu bride la raison


  Le chef de la Sûreté, Seurcé, revint boulevard Haussmann trois jours plus tard, l'après-midi du 24 janvier, après avoir téléphoné à HV dans la matinée qu'une nouvelle mort était imputable au Tueur des anagrammes, comme nous en étions venus à l'appeler au cours de nos échanges.

- Comme je vous l'ai dit ce matin, HV, la nouvelle victime est une femme de Bordeaux, Manon Revol, née dans la même ville le 23 mars 1868. C'était une journaliste, très engagée dans le droit à l'émancipation des femmes. Elle tenait une chronique littéraire dans La Petite Gironde, Revol-Révélations, souvent citée par d'autres organes.
"  Elle a aussi publié plusieurs livres, dont La nuit de l'anagramme...
- La nuit de l'anagramme !, s'exclama HV. Par l'hypostase du Propater, qu'est-ce que ça peut bien signifier?
- Il semble qu'il s'agisse d'une exégèse plutôt touffue de Stendhal, mais j'ai fait appel à un spécialiste de la chose littéraire pour nous en dire plus. Il collabore parfois avec nous, et a connu personnellement Manon Revol. Je me suis permis de lui demander de venir nous rejoindre ici, il ne devrait pas tarder.
  HV marqua son approbation d'un signe de tête, et Seurcé reprit:
- C'était donc une femme très libre, qui affichait sa liberté par des revolutions qu'elle disait "minuscules", mais propres à scandaliser la bonne société bordelaise, où elle avait néanmoins sa place, comme fumer ostensiblement en public, fréquenter les bistrots, avoir ouvertement plusieurs amants.
"   Hier soir, Manon Revol avait invité un jeune amant, François M., à souper à son domicile, rue du Hâ. Elle s'était habillée d'une robe affriolante en soie mousseline rose. Selon les premiers constats de l'enquête, la robe a pris feu, alors qu'elle était en train de préparer le repas dans la cuisine. Etrangement, le feu n'a touché que son corps, et lorsque François M. est arrivé chez elle, il a senti une odeur de viande grillée et a d'abord pensé que sa maîtresse avait raté une recette, et puis il a découvert l'horreur.
"  Le corps gisait sur le carrelage de la cuisine. Le tronc était presque entièrement consumé, les membres et la tête à peine touchés, si ce n'est la chevelure, bien sûr. Et il n'y avait que quelques traces de roussi dans la pièce."
- Il existe un phénomène assez rare qu'on appelle combustion spontanée, et qui touche essentiellement des alcooliques plongés dans un coma éthylique. Le romancier Zola, dont nous avons évoqué le décès l'autre jour, en a parlé dans un livre. Evidemment, ici, nous savons qu'il s'agit probablement d'un autre assassinat, et j'imagine que l'assassin a pu utiliser un accélérateur dont un examen approfondi pourrait révéler des traces.
  Les connaissances de HV en criminologie me sidéraient souvent. Seurcé s'étonna:
-  Un accélérateur? C'est la première fois que j'entends ce mot. Enfin je transmettrai à Bordeaux.
  Puis il reprit, avec un sourire entendu:
- A moins que la dame ait été si brûlante de désir que le feu ait pris là où je pense...

  HV ne sembla pas prêter attention à cette grivoiserie. Il se leva, et vint lentement se camper devant le tableau noir qui occupait un mur entier du bureau. Il y inscrivait, ou plutôt m'y faisait inscrire car il détestait le contact de la craie, les principaux éléments des affaires en cours, et cette opération semblait stimuler favorablement son fameux cortex.   Il m'avait donc fait écrire soigneusement les noms des victimes sur le tableau, et les dates de leurs morts:

     LEN ROMANOV     3 janvier
     ANNE VORMOL     6 janvier
     LOANN VERMO     8 janvier
     VAN LOORNEM    12 janvier
     (OMAR)              17 janvier
     MANON REVOL    23 janvier

  Après quelques minutes à scruter le tableau, HV dit:
- Seurcé, vous aviez dit que le cadavre d'Anne Vormol avait été découvert dans la matinée du 6, mais n'est-il pas possible que la mort date de la veille, le 5?
- Ma foi, c'est très possible. J'imagine que personne n'a alors cherché à déterminer l'heure exacte de sa mort, et l'importance de son cas ne nous est apparue qu'après l'affaire Omar, bien trop tard pour qu'une éventuelle exhumation eût pu nous renseigner sur ce fait, mais le 5 ou le 6, quelle importance?
- Eh bien si la date effective est le 5, alors elle est morte deux jours après Len Romanov, puis Loann Vermo est mort trois jours après Vormol, Van Loornem quatre jours après Vermo. Cinq jours plus tard, c'est ce que nous supposons être une tentative contre Omar, et encore six jours plus tard meurt Manon Revol. 2-3-4-5-6, ça ne vous semble pas significatif?
- Peut-être, mais en quoi ça peut-il nous aider?
- D'abord, il me semble que ceci suggère qu'il y ait eu une autre mort, le 2 janvier, un jour avant Romanov, la première de la série. Ceci pourrait être de la plus haute importance, car dans ces affaires de crimes multiples, la première victime fait souvent partie de l'entourage de l'assassin, et donne donc le plus d'indices pour l'identifier. C'est aussi parce que l'assassin en est conscient qu'il tente de cacher ce premier meurtre, alors il faudrait se pencher sur toutes les disparitions signalées à partir du 2 janvier.
  Seurcé regarda HV avec respect.
- Et vous avez enquêté sur plusieurs affaires de crimes multiples?
- Ma foi, mon concours a été sollicité à diverses reprises, mais je suis tenu au secret. Au fait, il a été évoqué de mystérieuses lettres, parvenues à Omar et à Van Loornem peu avant les drames, sait-on ce qu'il en a été pour mademoiselle Revol?
- Non, j'ai envoyé sur place un inspecteur au courant de tous les aspects de l'affaire, et nous aurons bientôt les résultats de ses investigations. Car, comme il l'avait été décidé, nous continuons à garder le secret sur le Tueur des anagrammes, mais je me demande si ce choix est judicieux. Nous aurions pu peut-être éviter la mort de cette femme...
- Peut-être, mais nous aurions aussi perdu le seul indice qui pouvait nous mener vers l'assassin. Depuis la découverte du schéma arithmétique, nous savons que s'il doit y avoir un autre meurtre, ce ne sera pas avant le 30 janvier. D'ici là, nous aurons sans doute du nouveau, je compte beaucoup sur ce qui a pu se passer le 2...

  C'est alors que retentit le timbre de la sonnette électrique. Seurcé émit:
- C'est probablement l'homme de lettres dont je vous ai parlé.
  J'allais ouvrir. Sur le palier se tenait un être étrange, des cheveux blancs en bataille, des binocles noirs qu'il ne retira pas en se présentant:
- Jean Irrudoca, instituteur honoraire. Je dois voir monsieur Valmondada.
  Il me suivit dans le corridor, une serviette sous le bras, jusqu'au bureau de HV, où il réitéra sa présentation:
- Jean Irrudoca, instituteur honoraire. Une maladie des yeux me contraint à garder en permanence ces binocles, je vous prie de m'en excuser.
- Soyez le bienvenu, monsieur Irrudoca. Asseyez-vous. Pouvez-vous nous renseigner sur Manon Revol, et d'abord sur sa Nuit de l'anagramme?
- C'était une personne extraordinaire, qui avait un tel appétit de vivre, et maintenant...
"  Dans La nuit de l'anagramme, elle introduit le concept de biotextualité. Elle part d'un détail du chapitre XX de La Chartreuse de Parme, où Fabrice del Dongo, prisonnier de la tour Farnèse, reçoit dans la nuit un message codé par des éclairs lumineux, GINA PENSA A TE, Gina pense à toi.
"  Stendhal indique Cette nuit était la cent soixante-treizième de sa captivité, ce qui ne nous renseigne pas directement sur la date effective, mais le même chapitre nous apprend qu'il a été amené à la tour Farnèse le 3 août, alors le calcul est simple, pourvu de l'effectuer. Mais permettez..."
  Il se lève, va au tableau, et prend la craie en regardant son auditoire:
- Si donc la nuit du 3 au 4 août est la première de sa captivité, on a 29 nuits jusqu'à début septembre, 30 jusqu'à octobre, 31 jusqu'à novembre, 30 jusqu'à décembre, 31 jusqu'à janvier de l'année suivante.
  L'instituteur (honoraire) a disposé les nombres en colonne, et les additionne:
- Nous avons donc 151 nuits jusqu'au matin du premier janvier, 173 moins 151 égale 22, et la cent soixante-treizième nuit est donc la nuit du 22 au 23, et, puisque Fabrice a reçu le message vers une heure du matin, la date effective était l'anniversaire de Stendhal, né le 23 janvier 1783.
  Irrudoca inscrit "23 janvier" sur le tableau, et souligne trois fois la date. Je m'aperçois que sur le pan gauche du tableau, j'avais noté, presque à la même hauteur, la date de la mort de Manon Revol, la même. Je me lève, et pointe des deux mains les dates identiques.
- Curieux, fait Irrudoca, et d'autant plus curieux, sinon bouleversant, que Manon était à quelques semaines de ses 40 ans, or la date très précise de la nuit de l'anagramme est le 23 janvier 1823, soit le jour des 40 ans de Stendhal.
"  Or ceci survient au chapitre XX de La Chartreuse, et 20 c'est la moitié de 40. Le roman compte 28 chapitres en tout, et Stendhal l'a introduit par un Avertissement, prétendument de la main du narrateur du récit, daté du 23 janvier 1839, le jour des 56 ans de Stendhal, et 28 c'est la moitié de 56."
  Irrudoca ponctue ces déclarations de quelques chiffres au tableau, 20/40 = 28/56 = 1/2, cette dernière fraction encadrée quatre fois.
- Manon en a déduit qu'une construction aussi élaborée devait indiquer une importance extrême du chapitre XX, et plus particulièrement du message codé. Aussi, pour elle, GINA PENSA A TE est la claire anagramme de SATAN, ANGE PIE, qui jouerait à plusieurs niveaux.
"  "Satan" fait d'abord référence à lui, dont le pseudonyme viendrait de la ville allemande de Stendal, en souvenir d'une maîtresse aimée là-bas, mais il insistait pour que son pseudonyme soit prononcé "standal", et non "chtenndal". "Ange pie" représenterait l'autre versant de sa personnalité, car toute personne a deux composantes, la bête et le "beyle" se permet Manon dans son chapitre Celui par qui le Standal arrive.
"  Mais "Ange pie" peut aussi signifier "Saint-Ange", la prison papale qui a quelques traits communs avec la tour Farnèse. L'emprisonnement de Fabrice, pour ses idées progressistes, aurait ainsi à voir avec l'acharnement du Vatican contre les francs-maçons, notamment Cagliostro, d'abord enfermé au château Saint-Ange puis envoyé finir ses jours dans la terrible forteresse de San Leo. Et savez-vous quand Stendhal a été initié franc-maçon, je vous le donne en mille, Emile?"
  Irrudoca fit un clin d'oeil à Seurcé, dont je me souvins que le prénom était Emile. Il reprit:
- Eh bien le 3 août 1806, exactement 16 ans avant l'emprisonnement de Fabrice. Je vous rappelle que l'Avertissement ouvrant la Chartreuse est daté du 23 janvier 1839, exactement 16 ans après la reprise de la communication de Fabrice avec le monde extérieur.
- D'accord, interrompit HV, ceci est très ingénieux, mais assez loin de notre enquête, car Manon Revol semble avoir été tuée parce que son nom est une anagramme, et non pour ses théories littéraires.
- Mais je n'ai fait qu'effleurer le sujet, et l'anagramme intervient selon Manon à tous les niveaux dans l'oeuvre de Stendhal. "Sorel", c'est "l'Eros", "del Dongo", c'est "Dégondol", le libraire de la rue des Feuillantines qui a initié Stendhal à la littérature érotique...
-  D'accord, d'accord, je lirai le livre, mais dites-moi, n'est-il pas question de Napoléon dans la première phrase de La Chartreuse de Parme?
- C'est exact, ou plus précisément de Bonaparte, et de son entrée à Milan le 15 mai 1796.

  HV resta pensif quelques instants, puis dit:
- C'est éplapourdissant. Les napoléons des Hautois, la rue du Mont-Thabor de Van Loornem, et maintenant la Chartreuse, et ses anagrammes. Et cette mort le 23 janvier, à presque 40 ans. Et la mort de Len Romanov qui rappelle celle de Zola, lequel a décrit dans un roman une combustion spontanée semblable à celle de mademoiselle Revol. Toutes ces correspondances brident ma raison, et je commence à me demander si ce n'est pas un calcul du tueur...
"  Et à part ça, monsieur Irrudoca, votre Manon a écrit d'autres choses?"
- Eh bien il y a toutes ses chroniques dans La Petite Gironde, qui mériteraient d'être éditées. Elle était par ailleurs mélomane, et je sais qu'elle travaillait depuis longtemps à une exégèse de la Tétralogie de Wagner, mais j'ignore tout de son degré d'achèvement. Elle a aussi publié un roman, L'incendiée des dieux,...
- L'incendiée des dieux!, c'est étrangement prémonitoire, non?
- Tiens, oui, je n'y avais pas pensé. C'est l'histoire plus ou moins autobiographique d'une femme qui entend mener une vie sans entraves d'aucune sorte. On y trouve des révélations très précises sur la sexualité féminine, ce qui a valu au roman une certaine réputation parmi la gent masculine, alors que Manon visait essentiellement à faire partager aux femmes son cheminement vers la libération. J'en ai apporté un exemplaire si vous désirez.
  Il sortit un ouvrage de sa sacoche. Comme HV ne faisait pas mine d'être intéressé, je me levai et pris le livre en main. Je remarquai:
- Mais il est paru chez Marc-Antoine Duchemin, l'éditeur qui a refusé le roman de Loann Vermo en termes presque injurieux.
- Ce n'est pas étonnant. C'est un éditeur très coté, et surtout sa collection "du chemin", en deux mots, qui accueille les tendances les plus novatrices de la fiction contemporaine.

  Il n'empêchait. Je commençais à penser comme mon patron que l'accumulation des coïncidences devenait des plus troublantes.

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