mardi 17 avril 2018

2 - Bilan létal édulcoré


  Ce qui précède reflète l'état de l'opinion en janvier 1908, et j'ai pendant quelques jours partagé l'indignation générale devant les crimes présumés du jardinier Omar, et souri des jeux de mots de la presse, tels Omar en pinçait pour la baronne.
  L'affaire était cependant loin d'être aussi simple qu'il y paraissait, et je fus l'un des premiers à l'apprendre en ce 21 janvier.

  Je m'appelle Alban Lenoirc, j'ai 34 ans, ou, plutôt, je les aurai en avril, car j'écris ceci quelques mois après les événements, maintenant que je ne suis plus tenu au secret.
  Je suis depuis 5 ans le secrétaire particulier du fameux détective Honoré de Valmondada, lequel préfère être appelé par les initiales HV. Il s'honore que toutes les affaires à lui confiées aient été "HV"...

  Donc, ce 21 janvier, deux visiteurs se présentèrent à l'agence, boulevard Haussmann. Ils n'étaient rien de moins que le préfet de Paris Lédène et le chef de la Sûreté Seurcé, et souhaitaient voir HV le plus vite possible.
  Je frappai à la porte de son bureau, et lui annonçai les deux personnalités.
- Messieurs Lédène et Seurcé pour vous.
- Lédène, et après?, je n'ai pas bien entendu...
- Le chef de la Sûreté, Emile Seurcé, HV.
- D'accord. Faites entrer.

  HV connaissait déjà le préfet.
- Bonjour, Charles, et honoré de faire votre connaissance, monsieur Seurcé.
- Nous sommes aussi très honorés de vous voir, HV. Nous sommes venus vous entretenir de quelque chose qui demande la plus grande discrétion, et...
  Lédène hocha la tête dans ma direction, mais HV fut inflexible, comme à chaque fois que le cas se présentait:
- Vous pouvez parler devant Alban, dont je réponds comme de moi-même, et qui m'est souvent d'une aide indispensable.

- D'accord. Asseyons-nous donc, car ce peut être long. Je laisse la parole au chef de la Sûreté.
  Tout le monde s'assit, et Seurcé commença, d'une voix posée.
- Vous connaissez évidemment l'affaire Omar qui occupe le devant de la scène depuis quelques jours. Malgré les indices qui l'accablent, nous avons de bonnes raisons de penser qu'il est innocent du meurtre de la baronne.
"  D'abord, parmi tous ceux qui l'ont approché, excepté quelques irréductibles xénophobes pour lesquels chaque étranger ne pense qu'à assassiner tous les Français, personne n'arrive à imaginer que le doux Omar ait pu commettre un tel acte, ni voler les napoléons par ailleurs. C'est loin d'être suffisant pour effacer les preuves à charge, mais un excellent agent de la Brigade Mondaine, Victor Chalin, a découvert une extraordinaire coïncidence propre à faire reconsidérer toute l'affaire.
"  Le 3 janvier, en soirée, des fumées passant sous la porte d'un appartement de la rue Scribe conduisaient les occupants de l'immeuble à enfoncer la porte et découvrir que le propriétaire de l'appartement, Len Romanov, était mort.
"  Ce n'était pas n'importe qui. Il était né Grand-duc Leonid Alexandrovitch, fils du tsar Alexandre II, favori pour sa succession à la tête de toutes les Russies. Leonid fit peu de cas de cet avenir lorsque l'amour le frappa en la personne de la jeune Vassilieva, non seulement dépourvue de tout titre nobiliaire, mais fille du fils illégitime d'un boyard et d'une esclave turque. Son mariage provoqua la fureur du tsar, lequel parvint à faire annuler cette union morganatique et exigea de Leonid qu'il cessât toute relation avec la jeune personne.
"  Peine perdue, les deux tourtereaux s'enfuirent à Paris, où le Grand-duc se fit naturaliser français sous le nom Len Romanov, et se remaria avec la belle Vassilieva. Ils menèrent une vie tapageuse à Paris, et ce seraient leurs frasques qui seraient à l'origine de l'expression "tournée des grands-ducs".
"  Mais Vassilieva fut atteinte de phtisie, et après sa mort Len ne fut plus que l'ombre de lui-même. Il emménagea dans un petit appartement de la rue Scribe dont il ne sortait presque jamais, muré dans son chagrin.
"  Bien que ce Romanov, oncle de l'actuel tsar, ne jouât plus aucun rôle politique depuis longtemps, la Brigade Mondaine dépêcha son meilleur inspecteur sur l'affaire, Chalin. Il fut vite établi que la cause de la mort était l'accumulation d'oxyde de carbone dans l'appartement, provoquée par l'obstruction du conduit du poêle à charbon. De tels accidents sont assez fréquents, mais le plus souvent, les occupants du logement ont la présence d'esprit d'ouvrir une fenêtre avant qu'une concentration létale de gaz soit advenue."
- Il me souvient, intervint HV, qu'il y a quelques années la mort de Zola est survenue dans des circonstances similaires, et qu'on a alors soupçonné un acte criminel.
- C'est exact, c'était en 1902. Mais bien que Zola eût alors beaucoup d'ennemis, aucun élément probant n'était venu étayer la thèse criminelle. Et on ne voit pas qui aurait pu vouloir du mal à Len Romanov, déjà à demi-mort depuis des années.
"  Mais voici ce qu'a remarqué Chalin, qui avait enquêté scrupuleusement sur la disparition de Romanov, et conclu à un banal accident. Il s'est intéressé comme tout un chacun à l'affaire Omar, et a vu dès le 18 courant que les noms OMAR EL VONN et LEN ROMANOV sont composés exactement des mêmes lettres, pas une de plus, pas une de moins."
- Des anagrammes, fit HV, que toutes les parèdres de la triacontade me pardonnent, je ne l'aurais pas remarqué. Bravo à votre inspecteur!
 Lorsqu'il était ému, HV émaillait volontiers ses propos d'exclamations aussi peu intelligibles.

- C'est loin d'être tout, reprit le chef de la Sûreté. Une fois cette première découverte effectuée, j'ai mis quelques inspecteurs sur cette piste, et l'un d'eux a repéré un autre mort récent dont le nom correspond encore aux mêmes lettres, le bijoutier Van Loornem, décédé le 12 janvier chez lui, rue du Mont-Thabor, après une chute dans un escalier.
- Van Loornem, je vois, le "bijoutier de la plèbe", comme on l'appelait, j'ai vu un entrefilet évoquant cette mort, mais la maison était déjà dirigée par son fils, non?, et Van Loornem, c'est un nom, je crois me rappeler qu'il se prénommait Hans.
- C'est vrai qu'il est né Hans van Loornem en Belgique, et qu'il a commencé sa carrière à Anvers. Lorsqu'il est venu à Paris dans les années 70 pour tenter un nouveau concept, il a créé la marque Van Loornem, et s'est établi à deux pas des grands joailliers de la place Vendôme, rue du Mont-Thabor.
"  Une nouvelle technique de taille lui permettait d'utiliser des pierres de second choix, et de proposer de splendides bijoux à des prix défiant toute concurrence. Sa réussite a été telle qu'il a souhaité s'établir définitivement à Paris, et qu'il a demandé à être naturalisé français sous le seul nom Van Loornem, ce qui a été accepté. On l'appelait plutôt "l'énorme Van", vu l'embonpoint que lui a valu son amour pour la bonne chère, mais passons.
"  Dernièrement, Van Loornem approchait les 130 kilos sur la balance, et se mouvait avec difficulté. Depuis quelques années, c'était son fils Karl qui s'occupait essentiellement de la boutique, et la mort de son père à 72 ans n'a surpris personne. On s'attendait à une crise d'apoplexie, il a glissé dans l'escalier, rien de suspect selon une rapide enquête, et le permis d'inhumer a été aussitôt délivré."
- Par la suprême syzygie!, vous voyez donc un lien entre l'affaire Omar et ces morts de Len Romanov et de Van Loornem. Ce serait Omar el Vonn qui était visé?
- Attendez, ce n'est pas fini. Forts de ces résultats, nous avons télégraphié à toutes les préfectures de province pour demander d'examiner de près les registres des décès récents, et on nous a transmis deux autres cas.
"  Le 6 janvier était retrouvé le corps d'Anne Vormol, à Vernon, dans l'Eure. Anne Vormol était issue d'une bonne famille de Vernon, mais sa santé avait chancelé après un amour malheureux, et elle avait sombré dans l'alcoolisme. Elle a vite tout perdu, travail, soutien de sa famille, et vivait de mendicité et de prostitution. On l'appelait "Princesse Anne" parce qu'elle racolait le chaland en lui demandant d'être son "Prince Charmant", mais il n'y avait plus beaucoup d'amateurs.
"  Toujours est-il qu'elle a bu de l'alcool frelaté, à base de méthanol, et la froidure de la semaine a dû la conduire à boire une dose mortelle, enfin on l'a retrouvée raide morte dans sa cahute à proximité du bourg, le matin du 6.
"  L'autre cas est celui de Loann Vermo, à Saint-Malo en Ille-et-Vilaine. Ce jeune homme se targuait d'être écrivain, mais se désespérait de ne pas parvenir à se faire publier. On l'a retrouvé pendu dans la chambre de bonne dont il n'arrivait plus à payer le loyer, le soir du 8 janvier.
"  Plusieurs lettres de refus d'éditeurs gisaient à côté de lui, certaines froissées ou déchirées. La dernière qu'il avait reçue, la veille, était peut-être la goutte d'eau qui l'avait conduit à en finir. Elle émanait d'un certain Richard Zimmer, des éditions Marc-Antoine Duchemin, et était d'une rare cruauté:
Très Cher Monsieur Vermo,
  Nous avons bien reçu votre manuscrit L'engrenage de l'hiver et notre comité de lecture l'a étudié avec la plus grande attention. S'il ne peut hélas trouver place dans notre catalogue, nous nous permettons de vous suggérer de le proposer à l'Almanach qui est presque votre homonyme, où ses qualités pourraient être appréciées à leur plus juste valeur.
"  Bien sûr, maintenant que nous savons qu'en l'espace de deux semaines sont mortes quatre personnes dont l'état civil est constitué des mêmes lettres, et qu'il y a eu un crime dans l'entourage d'une cinquième personne, ces morts ne sont plus aussi simples qu'il y paraissait, et tout ceci va être réétudié en détail. Nous espérions que vous pourriez nous apporter votre précieux concours.
"  Il y a encore autre chose. Lors de son interrogatoire, Omar a déclaré avoir reçu une lettre à son nom, au 134 avenue Henri-Martin, trois ou quatre jours avant le crime. La lettre ne contenait qu'un carton, avec les lettres AMOR tracées assez maladroitement. Il a d'abord cru que c'était une attention de la baronne, laquelle selon ses dires l'appelait parfois "Omar, mi amor", mais Iona d'Hautois lui a certifié qu'elle n'y était pour rien. Omar a brûlé la lettre.
"  Il semble que Van Loornem ait aussi reçu une lettre bizarre quelques jours avant sa mort. Il y a fait allusion devant son fils, lequel n'a pas eu la curiosité de demander plus de précisions. La lettre n'a pas été retrouvée."

  HV resta silencieux quelques instants, l'air concentré.
- Cette histoire est fantasmagorique, et je serais enchanté de participer à son élucidation. Mais il y a la question de mes "honoréres", vous savez que je ne travaille pas gratuitement, loin de là.
  Lédène intervint:
- Il ne faut pas vous en faire à ce sujet, HV. En fait, c'est Karl van Loornem qui a suggéré que vous soyez associé à l'enquête, lorsque nous lui avons appris les doutes qui pèsent désormais sur la mort de son père. Il vous tient en la plus haute estime depuis que vous avez résolu une affaire épineuse pour l'un de ses amis. Je crois qu'il a tout à fait les moyens de vous engager à plein temps, vous pourrez vous arranger avec lui.
- D'accord. Admettons que ce point soit réglé. Reste à savoir comment je puis aider, puisque la qualité de mon agence tient en partie à mon réseau de collaborateurs, lequel est loin de pouvoir rivaliser avec les ressources de l'Etat, et en partie à mes modestes capacités corticales, mais pour l'instant je ne vois pas comment aborder cette affaire qui ressemble plus à une sinistre blague qu'à une machination rationnelle.
"  S'il n'y avait le cas d'Omar, on pourrait imaginer qu'une puissance surnaturelle ait décidé en haut lieu que tels individus répondant à tel contingent de lettres n'avaient plus droit à l'existence, mais voilà: cette affaire montre une intervention manifestement humaine. Quelqu'un est venu cette nuit-là pour faire disparaître Omar, de façon probablement aussi discrète que dans les autres cas, mais les choses ont mal tourné, d'abord à cause de l'intervention de la baronne, puis à cause de l'arrivée presque immédiate de la police.
"  Je suppose que vous n'avez pas eu besoin de moi pour parvenir à cette conclusion, mais maintenant que vous savez, que nous savons, ou plutôt que nous avons une vague idée de ce qui se trame, pensez-vous qu'il faille révéler les éléments dont nous disposons?"
  C'est encore le préfet Lédène qui répondit.
- Nous penchons plutôt pour garder ces informations secrètes. C'est le seul élément concret que nous ayons au sujet du ou des tueurs. Si nous le dévoilons, peut-être sauverons-nous quelques personnes pour l'instant menacées, mais peut-être le tueur s'attaquera-t-il alors à une autre catégorie de victimes. Si nous nous taisons et que nous trouvons des victimes potentielles, nous avons des chances de pouvoir tendre un piège au tueur.
- Je crois que c'est sage. J'imagine que vous faites des recherches dans les registres d'état civil, et que ça doit être une tâche titanesque Avez-vous pensé à donner des indications aux centres de tri postal ou aux facteurs, puisqu'il pourrait y avoir des lettres annonciatrices des meurtres? Ceci pourrait livrer directement la prochaine victime
- Hélas, mon pauvre ami, savez-vous qu'il y a souvent plus de quatre millions de lettres postées chaque jour en France? Rien qu'à Paris, plus de trois cents fonctionnaires sont préposés au tri, et il est impensable de mettre tant de personnes au courant, ce qui exposerait à d'inévitables fuites vers la presse, à l'affût de tout ce qui peut concerner l'affaire Omar.
"  Les registres d'état civil sont effectivement une piste à suivre, mais là encore la tâche est immense, et le nombre d'agents de confiance que nous pouvons y affecter limité.
"  Constatant que trois des cinq victimes ont été naturalisées françaises, nous avons privilégié cette approche, mais là aussi il y a du pain sur la planche, car outre les préfectures départementales, une bonne part des naturalisations est opérée par les ambassades et consulats français dans tous les pays...
"  D'ailleurs, la difficulté de cette tâche nous a conduits à une immédiate question. Comment le tueur a-t-il fait, lui, pour repérer ses victimes? Y a-t-il un autre lien entre elles que ce jeu de lettres? Nous comptons sur votre précieux cortex pour avancer dans cette voie."
- Je vois. Enfin pour l'heure je ne vois pas trop, mais je vais y réfléchir. J'aurais bien sûr besoin de tous les documents disponibles sur ces différentes affaires. Ah! Je vois que vous y aviez pensé, merci. Je compte sur vous pour me transmettre toute nouvelle information.Vous avez mon numéro de téléphone, le 648.73.
"  Une question encore. Et Omar? Reste-t-il en prison?"
- Pour l'instant, oui, mais il bénéficie d'un régime de faveur, et nous lui avons donné à entendre que nous le savions innocent, mais que nous devions le garder en détention pour sa propre sauvegarde, car c'était lui qui était probablement visé par le criminel, et il semble l'avoir accepté. C'est un garçon assez fruste.
- Je crois que c'est encore la meilleure solution. Eh bien, il ne nous reste qu'à nous mettre au travail. Alban, vous voudrez bien raccompagner ces messieurs."

  Le petit homme se leva, échangea de solides poignées de main avec nos illustres visiteurs. Je descendis avec eux jusqu'à la cour de l'immeuble, où un cab les attendait.

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