mardi 3 avril 2018

16 - Puez ! Ar fall hag ar mad


  16 mai. L'enquête sur la mort de Morvan Léon n'avait guère apporté de neuf. Parmi les herbes à côté de l'endroit où gisait l'orphelin avait été retrouvé un petit couteau, maculé de sang. Il n'était pas exclu que le garçon se fût frappé lui-même, mais les policiers locaux, ignorant la toute nouvelle dactyloscopie, avaient tant manipulé le canif qu'il n'y avait plus espoir d'en tirer le moindre indice.   
  Pour ce qui concernait les lettres inscrites par Léon avant qu'il ne perdît définitivement conscience, ÖLM, ou MLÖ, nous n'avions pas non plus d'idée d'une éventuelle signification.
  Il y avait bien sûr Vernona Ölm, la dernière héritière connue de Monlorné, mais comment Léon aurait-il pu la connaître? Si son nom était apparu dans la presse, le pauvre Léon savait à peine lire, et ses parents adoptifs avaient certifié ne rien lui avoir dit de l'héritage. De toute façon, la parfumeuse n'avait pas bougé de Rennes depuis que la surveillance était en place, et cette surveillance était optimale, maintenant que l'affaire avait éclaté au grand jour, et qu'il n'y avait plus besoin d'inspecteurs de confiance pour garder le secret.

  Par ailleurs, le nombre de personnes à surveiller s'était considérablement réduit, puisqu'il n'y avait plus que la parfumeuse et Nolven Amor, le peintre qui avait annoncé publiquement son renoncement définitif à l'héritage, mais sur lequel on avait toujours l'oeil.
  Il y avait bien sûr aussi Omar el Vonn, résidant depuis plus de trois mois dans une retraite secrète connue du seul préfet Lédène et d'un strict minimum de comparses. Même HV avait été tenu à l'écart, et il avait approuvé cette précaution.
  Il y avait encore le jeune romanichel disparu en 1877, Noël Navrom, né le 24 décembre 1874, mais rien n'avait été découvert sur ce qu'il avait pu devenir.

  L'heure présente était pour nous entièrement consacrée au cas de la parfumeuse, laquelle avait reçu la veille le carton fatal, et c'était à nouveau un carton LOVE-N, comme pour Vona Mornel et Norman Love.
  Il n'y avait plus maintenant de théorie prétendant rendre compte de pourquoi certains héritiers recevaient le carton AMOR-N, et d'autres le carton LOVE-N.

  La parfumerie de Vernona Ölm avait pour enseigne Ar fall agh ar mad, ce qui signifiait en breton Le mal et le bien. L'Autrichienne de naissance avait mis à profit sa brusque notoriété d'héritière pour étaler dans les journaux ses extravagantes théories.
  Le Mal, c'était le Mâle, la gent masculine dans son ensemble. En corollaire, le Bien, c'était nécessairement la Femme, parée de toutes les vertus, à commencer par celle de porter la Vie. Selon elle, la femelle prévalait sans conteste dans le règne animal, le mâle n'y assurant que le rôle subalterne de la fécondation, n'approchant la femelle que lors de l'oestrus.
  L'espèce humaine avait dévié de cette loi naturelle, et c'était dû, suivant sa théorie, à une action concertée des mâles de l'espèce, afin de faire des femelles des esclaves sexuelles soumises à leur lubricité. L'art de la parfumerie aurait été le secret de cette transformation, mais Vernona assurait qu'elle n'était pas irréversible, et qu'elle avait déjà obtenu des résultats prometteurs.
  Elle ne cachait pas qu'elle consacrerait toute sa part de l'héritage à financer les recherches pour rétablir la position dominante de la femme.

- C'est un cas manifeste de folie, déclara HV. En plus, elle ne veut pas de notre protection. Elle prétend que seuls les hommes peuvent être des assassins, et qu'en conséquence elle ne risque rien tant qu'aucun homme n'entre dans sa boutique. C'est en principe demain que la menace sera effective, mais nous avons connu récemment quelques fluctuations. Norman Love a passé sans problème le cap du 16 avril, et c'est à 4 heures du matin, le 17 avril donc, qu'il est mort. Morvan Léon, s'il a bien été blessé le 1er mai, n'est mort que deux jours plus tard.
"  Cette folle accepte néanmoins que des femmes viennent la voir, alors, Hortense et Alban, vous partez demain matin pour Rennes par le rapide de 5 h 25. Vous verrez là-bas si vous pouvez obtenir une dérogation pour Alban.
"  Du côté de la Préfecture, on se démène pour trouver une auxiliaire convenant à cette mission. Elle devrait vous rejoindre demain matin sur le quai.
"  Bon. Tout ce que je vous demande, c'est d'arrêter l'assassin. Si jamais il parvient à ses fins avant d'être appréhendé, personne ne vous en voudra."

  Facile à dire, alors que nous n'avions toujours aucune idée de qui était derrière cette série criminelle, ni de ses motifs, ni de comment certains crimes avaient pu être commis. Ainsi, nous avions été présents lors de huit morts, et nous n'avions rien pu empêcher. Au moins deux des morts, celles de Elmo Orvann et de Marvel Noon, restaient totalement inexplicables, comme si une volonté supérieure avait soudain tranché le fil de leurs vies...

  Dom nous mena avant l'aube à la gare Montparnasse, où l'auxiliaire annoncée par la Préfecture nous attendait. C'était une jeune femme qui avait tout du garçon manqué, avec une petite frimousse surmontée de cheveux frisés coupés court, une casquette posée de travers, un nez en trompette, un regard malicieux.
  Elle se présenta, Rose Cantuns, 24 ans. Durant le voyage, elle nous conta ses déceptions. Elle s'était engagée dans la police par amour de l'aventure, et elle n'avait été employée jusqu'ici qu'à des tâches administratives sans intérêt. Hortense lui dit qu'elle avait peut-être aujourd'hui l'occasion de faire ses preuves.
  Je lui suggérai, si les choses ne s'amélioraient pas pour elle, de penser à la police privée, et fis valoir qu'à l'agence Valmondada primaient les qualités individuelles de chacun, sans discrimination d'aucune sorte. Je m'avançais peut-être un peu en disant cela, car aucune femme n'avait accédé au statut d'enquêteur à l'agence, avant l'arrivée d'Hortense du moins, et sa fonction n'avait pas encore été officialisée.

  En cours de route, j'aperçus les panneaux signalant la gare de Vernon, où était morte la première femme de la série, Anne Vormol. Et nous étions en route pour tenter d'empêcher la mort d'une Vernona...

  Le rapide s'arrêta en gare de Rennes à 10 h 49. Un inspecteur de la police locale nous attendait. Il avait réservé un fiacre qui nous emmena vers le 20 rue Vaneau.
- La rue Vaneau est l'une des plus importantes du quartier Bourg L'Evesque, l'endroit le plus agréable de Rennes, entre l'Ille et la Vilaine. Louis Vaneau est un héros ici, il est mort pendant les Trois Glorieuses, et nous avons aussi notre Colonne de Juillet, au jardin du Thabor, dédiée à sa mémoire. Curieusement, son nom y a été mal orthographié, avec deux N.
"  Paris lui a aussi rendu honneur, avec la rue Vaneau, qui a d'abord aussi été nommée Vanneau, avec deux N, mais il a été facile de rétablir peu après le nom correct.
"  Voici la Vilaine, à gauche, et à droite c'est le début du canal d'Ille-et-Rance, qui rejoint l'Ille 400 mètres plus loin. Nous sommes sur le Mail, la promenade favorite des Rennais."
"  Et voici la rue Vaneau, qui n'a toujours eu qu'un seul N."

  C'était une rue commerçante, avec de nombreuses boutiques. Nous eûmes tôt fait de repérer la parfumerie Ar Fall hag ar Mad, entourée par un cordon de policiers, maintenant à l'écart une petite foule de badauds. Aussitôt le fiacre arrêté, les journalistes se précipitèrent sur nous.
- Vous êtes de l'agence Valmondada?
- C'est vrai que c'est aujourd'hui que Vernona doit être assassinée?
- HV a-t-il une piste?
  Il devait y avoir eu des fuites... Les policiers écartèrent les importuns, et frappèrent à la porte de la parfumerie, dont la porte s'entrouvrit. Notre inspecteur annonça:
- Il y a là mademoiselle Rose Cantuns, de la Préfecture de Paris, mademoiselle Hortense de Prabourny, de l'agence Valmondada, et monsieur Alban Lenoirc, dont elle se porte garant.
  La porte s'ouvrit suffisamment pour nous laisser entrer.

  C'était une parfumerie comme les autres, du moins comme la seule où j'avais eu l'occasion d'aller récemment, pour faire un cadeau à Hortense. Il y avait des étagères et présentoirs chargés de flacons de diverses formes et couleurs, mais l'odeur était différente de celle où j'étais entré, sans que je pusse mieux la définir, sinon qu'elle n'évoquait pas les cosmétiques usuels.
  Vernona Ölm était certainement cette grande femme habillée de noir qui nous observait du fond de la boutique. Il émanait d'elle une telle force de caractère qu'elle éclipsait les deux autres femmes présentes à ses côtés. L'une, celle qui venait de nous laisser entrer, avait l'air d'une petite fille mal poussée, avec ses tresses blondes encadrant un visage poupin, l'autre était plutôt du genre hommasse, corpulente, avec un visage carré aux traits épais, des cheveux noirs très courts.
- Je vous présente Ingrid Hamundsen, mon assistante, une petite sirène venue du Danemark, et Priscilla Trenca, une stagiaire qui vient de Laredo, dans le désert du Texas. Ingrid, va renifler le monsieur.

  La petite blonde vint vers moi, à pas précautionneux, jusqu'à presque me toucher. Elle approcha son visage du mien, me flaira, plissant le nez d'une étrange façon. Elle tourna autour de moi, toujours le nez à quelques millimètres de ma peau ou de mes vêtements, me demandant quelques mouvements, lever les bras, pencher la tête, dans un français très pur qu'elle parlait presque sans le moindre accent.
  Elle s'agenouilla pour flairer mon bassin, mes jambes, mes pieds. L'examen dura plusieurs minutes, suivies d'un temps de réflexion, enfin le verdict tomba.
- Il n'est pas mal, autant qu'un homme puisse l'être, bien sûr. Il a eu une enfance difficile, je sens des brimades des coups, pas d'amour. Je sens le roussi aussi, comme si un incendie l'avait marqué. Et puis je sens une image masculine, quelqu'un qui a joué le rôle d'un père pour lui, mais pas de femme, aucune présence féminine pendant longtemps, et lorsqu'il est devenu un homme il n'a d'abord eu aucun respect pour les femmes, et s'est comporté envers elles de triste façon...
  J'étais tout à trac, m'attendant à ce que cette diablesse pût détailler mes visites chez madame Anaïs, rue Chabanais, visites dont j'étais maintenant honteux, mais Ingrid poursuivit:
- Mais ceci a changé récemment, peut-être grâce à mademoiselle Hortense, qui a une excellente influence sur lui. Je sens son odeur à elle sur lui, et l'union de leurs odeurs est très harmonieuse.

  Vernona reprit:
- Je crois que nous pouvons tolérer votre présence, Alban, mais ne vous approchez pas de moi. N'oubliez pas que vous appartenez à la race masculine, et restez humble.
"  Je viens d'avoir une nouvelle confirmation scientifique de la primordialité des femmes, grâce à une amie de New York. Savez-vous que chacune des cellules de notre corps est différente de la cellule correspondante d'un homme, jusqu'aux cheveux ou aux ongles. La différence réside dans le noyau de la cellule, où le microscope permet de distinguer de minuscules corpuscules, les chromosomes, qui contiendraient le programme de fabrication d'un être humain. Ces chromosomes vont par paires, sauf pour deux d'entre eux, les chromosomes sexuels, qui sont pour une femme XX, et pour un homme XY, or ce chromosome Y est trois fois plus petit que le chromosome X, et il semble bien en être une version atrophiée.
"  Les scientifiques qui ont découvert ceci hésitent à publier leurs résultats, mais ils devront le faire un jour ou l'autre, sous la pression des femmes de leur équipe, dont une est d'ailleurs à l'origine de la découverte."

  Ingrid semblait boire avec vénération les paroles de sa patronne. Rose Cantuns paraissait aussi séduite, opinant de la tête. Hortense tenta une échappatoire.
- Mais petit ne signifie pas nécessairement inférieur. On nous bat les oreilles avec cette idée que les cerveaux des hommes sont plus gros que ceux des femmes, ce qui est probablement vrai, mais ça ne m'a jamais fait me sentir inférieure à un homme.
- Ma chère, rétorqua la parfumeuse, si on ôtait les pensées mauvaises des hommes, leurs cervelles ne pèseraient plus bien lourd.
  Je me sentis contraint de saluer d'un sourire cette subtile repartie, alors qu'on sonnait à la porte. Ingrid alla aux nouvelles, et annonça.
- C'est madame Basnoda.
- Qu'elle entre, bien sûr!
  La porte s'ouvrit en grand sur une splendide femme d'âge mûr, habillée à la dernière mode de Paris, qui se précipita pour faire la bise à Vernona.
- Vernona, ça y est, nous avons réussi! Andin m'a annoncé ce matin qu'il allait demander le divorce, et qu'il prenait tous les torts pour lui.
- Mais c'est magnifique, Mathilde! Il y a fallu le temps, mais je vous disais bien qu'au bout du compte ça marcherait.
- Oui, vous aviez raison. Ce n'est pas tant ce qu'est devenue notre relation qui l'indispose, puisque pas grand'chose n'a changé de ce côté, mais il utilisait auparavant mon charme et ma beauté pour servir son ascension sociale, et il a fini par comprendre que ça ne marchait plus, quand il a entendu lors d'une réception quelqu'un chuchoter "Andin Basnoda a une épouse qui pue"...
- Vous allez rester déjeuner avec nous pour fêter ça, n'est-ce pas? Il paraît qu'on veut m'assassiner aujourd'hui.
- Comment? C'est pour ça qu'il y a tous ces agents. Vous semblez être bien protégée. Hélas je ne peux rester, car rien n'est encore signé, et Andin continue à me faire surveiller dans l'espoir de dégoter quelque preuve d'une conduite immorale, afin de faire prononcer le divorce à mes dépens. Je vais vous prendre un flacon de cet autre parfum dont vous m'avez parlé, pour une amie qui est vivement intéressée.
- Eh bien j'espère que ça marchera aussi pour elle. Rassurez-vous, je n'ai aucune intention de me laisser expédier ad matres, j'ai encore tellement à accomplir pour notre cause qu'il est impossible que tout s'arrête aujourd'hui, alors que nous sommes à la veille de disposer de moyens colossaux pour mener à bien nos projets.

  Madame Basnoda régla son achat et sortit. Vernona s'adressa à nous:
- Vous venez d'être témoins d'une des petites réussites de ma grande entreprise. Je vais vous donner quelques explications, car les journalistes ont souvent ignominieusement déformé ce que je leur ai confié.
"  Lorsque j'avais 15 ans, à Braunau am Inn où je suis née, j'ai été victime d'un viol atroce, par une bande de soudards enivrés. J'ai mis longtemps à retrouver le goût de vivre, et ai décidé de consacrer ma vie à empêcher de tels crimes, et d'abord à tenter de les comprendre.
"  Car dans le monde animal, tout est très différent. Le rôle principal du mâle est de féconder la femelle, laquelle élève ensuite seule ses petits. Il y a des cas extrêmes, avec les papillons éphémères, où le mâle n'a que cette fonction reproductrice. Il ne naît que pour ça, et meurt quelques heures ensuite car la nature ne l'a pas doté de système nutritionnel.
"  Or nous sommes des animaux, et il ne fait aucun doute pour les scientifiques que les premières femmes avaient le même comportement que les femelles des autres espèces. Elles n'étaient disposées à l'accouplement que lors de leurs chaleurs, et éveillaient alors la libido des mâles en émettant des odeurs spécifiques, choisissant les plus forts d'entre eux comme géniteurs.
"  Lorsque les sociétés humaines ont commencé à s'organiser, que les premières lueurs de l'intelligence créatrice sont apparues, les mâles dominés, qui n'avaient jamais accès aux femmes, ont cherché comment y pallier. Les mâles dominants, d'ailleurs, ne pouvaient répéter autant qu'ils le désiraient ce spasme suprême qu'ils éprouvaient en "possédant une femme", comment peut-on tolérer de pareilles expressions ?, puisque, une fois fécondée, la femelle n'était plus disponible pendant plus d'un an.
"  Alors, je ne peux évidemment détailler comment ça s'est fait, mais l'art de la parfumerie est connu pour remonter à la plus haute antiquité, les hommes ont cherché dans la nature les effluves évoquant ceux de la femme fertile. Ils ont probablement tâtonné pendant des centaines d'années, voire des milliers, mais la chose certaine est qu'ils sont arrivés à leurs fins. Ils ont rendu les femmes accessibles à leur concupiscence à presque tout moment."

  Hortense ne put se retenir d'intervenir.
- Je vous comprends, Vernona, et j'imagine ce qu'a pu être votre drame. Comme beaucoup d'entre nous, j'ai subi les odieuses pressions des mâles en rut pour obtenir mes faveurs, et maintes fois j'ai souhaité tuer tous ces affreux porcs. Mais tous ne sont pas mauvais, fit-elle en me regardant, et je sens au plus profond de moi-même que ce qui peut nous arriver de mieux sur terre est de trouver l'âme soeur, et que l'extase charnelle partagée est un avant-goût d'une dimension supérieure de la conscience.
- C'est en partie vrai, ma chère, mais vous raisonnez avec le corps et l'esprit façonnés par l'homme au cours des millénaires, pour satisfaire sa libido et valoriser son ego. Il faut tout oublier du monde actuel, essayer de reconsidérer les choses comme nos soeurs le faisaient jadis, avant ces transformations, et c'est fort difficile.
"  Vous avez raison, il y a des hommes corrects, et certains nous aident. Il y a fort longtemps que le complot originel contre les femmes a été oublié, et la civilisation a fait son chemin. Si beaucoup d'hommes profitent sans vergogne de la situation, d'autres se rendent bien compte que le statut de la femme est extrêmement dévalorisé dans nos sociétés, mais ils sont loin de saisir la profondeur du problème."
- Et vous, vous auriez trouvé le moyen de faire machine arrière? De revenir à cet état initial de la femme?
- Non, c'est impossible à l'échelle d'une génération, puisque les femmes naissent maintenant avec les caractères acquis forcés jadis par les hommes. Il y a des choses cependant que chaque femme peut faire de son côté, mais je dois d'abord revenir au début de l'aventure.
"  C'est en grande partie un hasard qui nous a menées à Rennes, une amie qui partage mes idées et moi, et à décider sur un coup de tête d'acheter cette maison avec cette boutique qui était alors un petit bazar, à cette même raison, Ar fall hag ar mad.
"  Peu familiarisées avec les subtilités du français, ce n'est qu'après coup que nous avons vu de multiples signes favorables. Nous voulions mettre fin au règne des hommes, et nous étions à Rennes, peut-être pour redevenir des reines.
"  Ce quartier de la ville est une véritable île, et l'île c'est le pronom IL féminisé, et cette île est délimitée par l'Ille et la Vilaine, IL est vilain, ELLE est bonne.


"  Quand nous avons compris que le MAL était évidemment le mâle, et en conséquence le BIEN la femme, nous avons décidé de conserver l'enseigne originale pour notre projet, une parfumerie pas comme les autres.
"  Comme je vous l'expliquais, le corps de la femme exhale maintenant en permanence des fragrances éveillant le désir de l'homme, et l'art usuel de la parfumerie consiste à renforcer ces senteurs. Notre but était bien sûr tout autre...
"  Nous vendions bien sûr dans notre boutique les cosmétiques usuels des grandes marques. Les clientes se confiaient volontiers à nous, et nous n'avons pas tardé à repérer plusieurs sujettes propices à nos projets. Voyez-vous, les manipulations de l'homme ont si bien réussi que même les femmes qui se refusent aux hommes se parfument pour leur plaire!
"  Nous ne pouvions pas leur dire "Puez pour être libres, pour écarter ces brutes et leurs assiduités intempestives!", il a fallu expérimenter pour découvrir des notes olfactives spécifiques, perturbant inconsciemment les hommes sans nous affecter. Un peu de théorie, beaucoup d'empirisme, et petit à petit nous avons obtenu des résultats, tant et si bien que mon amie est partie à Rome ouvrir une nouvelle parfumerie, Aroma, et que nous formons des élèves pour essaimer partout dans le monde...
"  Notre travail est difficile, car nous devons adapter notre travail à chaque cas, et les demandes ne sont pas toujours les mêmes. Ainsi madame Basnoda, que vous avez vue, ne souhaitait pas ne plus être désirée par les hommes, mais obtenir le divorce avec son mari, un notable de Rennes, qui ne s'intéressait plus à elle après qu'elle lui eut donné quatre enfants. Là nous avons eu recours à une recette éprouvée, introduire peu à peu d'imperceptibles touches incommodantes dans le parfum habituel de la dame. Se fait-on pas à tout? Elle-même et son proche entourage ne se rendaient compte de rien, mais les autres commençaient à froncer le nez, puis à éviter le couple...
"  Bon, je parle, je parle, mais il est bien plus de midi maintenant, et je suppose que vous avez faim. Ingrid a préparé ce matin une petite collation, veuillez me suivre à côté."

  Elle se dirigea vers une porte au fond de la boutique, donnant sur une petite salle où une table était dressée.
- Veuillez prendre place. Alban, mettez-vous ici, au plus loin de moi, et essayez de toucher le moins de choses possible, en principe les hommes n'entrent jamais ici.
  Je les imaginais récurant à la Javel tout ce qui aurait pu conserver une infime trace de mon odeur d'homme. Le menu était spartiate, salade, saucisson, pain, vin blanc. Priscilla sortit de dessous ses jupes un étui d'où elle dégagea une sorte de couperet, à la lame étincelante. A grands coups rageurs, elle se mit à débiter un saucisson en tranches rigoureusement égales, avec une stupéfiante dextérité.
- Pris a toujours son tranchoir sur elle. Elle appartient à un mouvement américain, le SCUM, ou Society for Cutting Up Men, je ne vous traduis pas.
  Un frisson courut le long de ma moelle épinière...
- Rassurez-vous, nous ne sommes pas toutes aussi extrémistes. En fait, actuellement, la seule utilité que nous voyons aux hommes réside dans leurs petites bourses. Ceci ne durera peut-être pas, je compte beaucoup sur les progrès de la biologie, qui permettront un jour aux femmes de s'affranchir de ces actes immondes, et de ne plus concevoir que des filles. Oui, ce jour-là, nous n'aurons plus besoin de l'homme, mais les femmes ne tuent pas, elles laisseront le temps annuler l'homme...
  Ces paroles firent réagir Priscilla qui fourragea à nouveau sous ses jupes, et en sortit un carnet et un crayon. Elle nota, en ânonnant chaque mot:
ANULLA ANULLE ANULLI
- Pris ne maîtrise pas encore bien le français, mais elle compose de remarquables poèmes. Please Pris, will you tell us one of your poems?
  Après un instant de réflexion, l'inquiétante créature déclama:
No lover man,
no man no more,
no man never no more,
no, no lover man.
  Nous fîmes bon accueil à cette profession de foi, elle avait toujours son tranchoir à la main.
- Ingrid aussi écrit, et dans un français parfait. Elle voudrait promouvoir une littérature "genrée", dont tous les mots masculins seraient bannis, substantifs et pronoms, elle va peut-être nous en donner un exemple.
  La petite blonde rosit du compliment.
- C'est terriblement difficile, et je n'ai pas encore de texte satisfaisant à présenter. Si vous voulez, je vais vous lire un poème que j'ai composé à partir du nom de la parfumerie. Vous savez, les gens du quartier nous prennent pour des folles, et je me suis dit que fall, le mot breton pour "mal", est aussi un nom anglais, "chute", qui se prononce "folle", or mad, le mot breton pour "bien", signifie aussi "folle" en anglais, d'où je me suis interrogée sur ce qui différencie vraiment le bien du mal."
"  Ce poème est composé selon une contrainte mathématique que je vous révèlerai ensuite."

Merzout ar mad hag ar fall,
ainsi disent les Bretons
pour scinder le bien du mal.

Mais le mal contient du bon,
et le bon, on en convient,
offre de fâcheux rebonds.

Comment cerner mal et bien ?
La question se résume à
« le Deux peut-il vouloir Un ? »

Et je réponds « pourquoi pas ? »
puisque le centre est compris
entre un néant et un tas.

Une épouse ou un mari,
jamais le nombre ne nomme
qui prime au genré pari.

La femme serait tout comme?
Tout mâle certes ferait
avec le bien quelque somme.

Mais quand ceci seul serait,
de la femme est né tout homme,
cela sera toujours vrai.
  Rose applaudit.
- C'est très beau, et très vrai. Mais quelle est cette contrainte dont...
  Elle s'interrompit, car Priscilla qui était à côté d'elle venait de se lever brusquement, la contemplant avec des yeux écarquillés. Traçant dans l'air un cercle de sa main, elle énonça comme une évidence
Rose is a rose is a rose is a rose...
- Croyez-moi, ces filles ont de l'avenir, assura Vernona. Mais donc, quelle est cette...
  Elle aussi s'interrompit, car le timbre de la parfumerie venait de retentir.
- Va voir ce que c'est, Ingrid.
  La jeune femme eut tôt fait de revenir, un cahier à la main.
- C'est le facteur qui a un paquet recommandé pour vous, venant d'Italie. Il faut que vous signiez ici pour avoir le paquet.
- Fausta Moriselli, c'est l'amie dont je vous parlais, bien sûr que j'accepte.
  Elle signa, et Ingrid revint avec un petit paquet, que Vernona ouvrit. Il contenait une petite fiole, et une lettre qu'elle lut à voix haute.
  Cara Nona,
  Voici le parfum que je viens d'ajouter à ma gamme, Voltafaccia, "Demi-tour". Il est destiné aux hommes, et les hommes qui l'utiliseront ne songeront plus à importuner les femmes...
mille bacci,
  Fausta
- Quelle belle idée! Je suis curieuse de savoir comment elle a pu parvenir à ce résultat.
  Elle déboucha le flacon, approcha une narine circonspecte, et s'écroula, d''un bloc. Je me précipitai, pour constater que la mort avait été foudroyante. Je retirai mon veston, et en couvris les débris du flacon qui s'était brisé en tombant, pour éviter que les vapeurs délétères ne fissent d'autre victime.

  Une nouvelle fois, l'enquête n'apporta aucune piste exploitable. Il semblait que la provenance du colis eût été falsifiée, et Fausta Moriselli affirma qu'elle n'avait rien envoyé à Vernona.
  Il ne subsistait aucune trace du composé, hautement volatil, qui avait tué la parfumeuse.

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