dimanche 8 avril 2018

11 - Képi impec en loucedé


  Le soir du 7 mars. Une nouvelle lettre menaçante était arrivée la veille chez l'un des héritiers Véranomnol identifiés, Vonel Moran. Celui-ci avait été averti de la menace qui pèserait sur lui le 8 mars, 11 jours après la mort de la dixième victime, Elmo Orvann. Moran avait accepté que nous passions avec lui cette journée fatidique. Pour l'heure, Seurcé était venu nous donner quelques renseignements sur l'individu.
- Il y a des arbres qui poussent jusqu'à une certaine hauteur, et puis qui tout à coup développent une protubérance abominable. Parfois les hommes ressemblent à de tels arbres, comme le colonel Moran qui a pu avoir, il est vrai, quelques circonstances atténuantes. Né à Londres en 1840 dans une famille vouée à la carrière militaire, il a d'abord servi son pays avec courage et dignité. Il a gagné ses galons aux Indes, en créant une unité de tireurs d'élite qui, déguisés en autochtones, se glissaient dans les régions insurgées et tuaient les chefs rebelles, avec de nouvelles armes dont Moran lui-même avait conçu le prototype, des fusils à vent qui tuaient sans faire le moindre bruit, répandant la terreur chez les insurgés.
"  Pour plus d'efficacité encore, l'unité se voulait secrète, mais des journalistes en mal de copie ont révélé en 1882 son existence, et l'opinion publique s'est émue, jugeant ces méthodes fort peu fair-play, indignes de l'armée britannique. Le scandale s'est développé, et, menacé par la cour martiale, il a démissionné et s'est exilé aux Etats-Unis où il a mis son savoir-faire au service des pires brigands, les diverses mafias criminelles qui prospèrent là-bas.
"  On ne sait trop combien d'exécutions il a à son actif. Il s'agissait essentiellement de règlements de comptes entre bandes rivales, ne donnant pas lieu à des enquêtes poussées. Et puis il y a eu l'assassinat du District Attorney Dorian Adlar, en 1894. Il se trouve qu'Adlar était un ami personnel de Samson Sholem, votre rival outre-Atlantique, HV, et Sholem a fait le serment de découvrir son assassin. Il semble que Moran ait tenté de tuer Sholem, et raté son coup. Moran a alors jugé bon de changer à nouveau d'air, et comme il parle couramment français, il est venu à Paris.
"  Il n'était pas encore soupçonné lorsqu'il a fait sa demande de naturalisation, qui a été acceptée. Une des particularités de l'unité qu'il avait créée était son uniforme, comportant une chemise au col en V caractéristique. Pour cette raison, ses hommes l'appelaient "vonel", au lieu de colonel, et il a donc choisi ce prénom, peut-être pour renouer avec ce temps où il était encore un homme intègre.
"  De fait, il semble qu'il se soit tenu à carreaux depuis qu'il est à Paris, bien qu'il fréquente volontiers les bas-fonds dont il a adopté la langue, l'argot des escarpes. Vous verrez, c'est assez curieux. Nos confrères américains n'ont pas réussi à réunir assez d'éléments contre lui pour justifier une demande d'extradition."

  Seurcé examina quelques feuilles du dossier qu'il avait entre les mains, et reprit:
- Lorsque nous l'avons informé du danger qui le guette, hier, il n'a pas paru s'alarmer outre mesure. Il est vrai qu'il a tué tant de personnes qu'il doit s'attendre depuis longtemps à un retour de manivelle.
"  Il a cependant eu une conduite très étrange aujourd'hui. Nous avons toujours gardé un oeil sur lui, et il est sous surveillance constante depuis que nous savons qu'il est l'un des héritiers Monlorné. C'est quelqu'un qui bouge fort peu de son domicile, à l'angle de la rue Lecourbe et de la rue Pernette du Guillet, en face de l'usine à gaz de Vaugirard. Il fait ses courses dans le quartier, sort rarement le soir, chaque fois pour aller s'encanailler dans quelque bistrot louche.
"  Mais ce matin il est sorti de bonne heure, et mes hommes ont eu du mal à le filocher car il marche encore d'un bon pas, malgré ses 68 ans. Il a donc commencé par remonter la rue Lecourbe, jusqu'à la rue Saint-Lambert. Selon mes hommes, à chaque carrefour, il semblait jongler avec un petit objet qu'il avait dans la main, exactement comme s'il avait eu recours à un dé pour décider de son parcours.
"  Il a donc couvert la rue Saint-Lambert au pas de charge, puis a continué tout droit, par la rue Leriche, mais en ralentissant la cadence. Arrivé à la rue Olivier-de-Serres, il a tourné à droite, reprenant son train d'enfer, jusqu'au boulevard Lefebvre. Là, un coup de dé lui a fait prendre la rue de la Grotte, qui mène directement à la station de Vaugirard, sur le chemin de fer de ceinture. Là il a suivi pendant une centaine de mètres la rue de la Croix-Nivert, puis a continué par la rue Desnouettes."
- Desnouettes, ce n'est pas le peintre qui a fait les aquarelles du livre Nahik? demanda HV.
- Non, c'est un général de Napoléon. Peu après, Moran a marqué un temps d'arrêt devant la rue Olier, puis il a continué la rue Desnouettes jusqu'au carrefour où il était passé précédemment, avec les rues Saint-Lambert et Leriche, et il a refait le même chemin, jusqu'à la station de Vaugirard. Là il a remonté lentement la rue de Vaugirard, puis est reparti au pas de course par le boulevard Victor, jusqu'à la rue Lecourbe, qu'il a à nouveau empruntée, mais seulement jusqu'à la rue de la Croix-Nivert, continuée vers la gauche, en ralentissant le pas."
  HV l'interrompit à nouveau:
- Victor, c'est aussi un général napoléonien, de même que Lecourbe. L'ex-colonel ne serait-il pas tenté par une montée en grade?
  Seurcé reprit:
- Vous savez, les généraux, ça n'est pas si particulier à Paris, et il est difficile d'y échapper quel que soit l'itinéraire. Toujours est-il qu'arrivé à la rue des Entrepreneurs, il a accéléré jusqu'à la rue Saint-Charles, l'a parcourue jusqu'au bout puis a fait demi-tour, et repris à nouveau celle des Entrepreneurs, jusqu'à la rue de la Rosière, enfilée comme la rue Imbault dans la continuité, et nouveau demi-tour. Encore les Entrepreneurs, puis la Croix-Nivert, sur ses traces, jusqu'à la rue de Javel où il a ralenti la cadence, et est revenu sagement chez lui.
"  En début d'après midi, il est ressorti, a hélé le premier cab qui passait, et s'est fait emmener rue des Usines, au bout de la rue Nélaton. Les usines, les entrepreneurs, il y a peut-être ici un semblant de logique... Il a donc pris la rue Nélaton jusqu'au boulevard de Grenelle, a tourné à droite, traversé, et pris la première à gauche, la rue Desaix. Arrivé à la rue de la Fédération, il l'a descendue plus calmement jusqu'à la Seine, a pris le pont de Passy, est descendu sur l'île aux Cygnes, et s'est assis sur un banc où il a regardé passer les rames du métro pendant une bonne heure. Puis il est rentré chez lui, à pied, sans se presser." 

  Ceci avait dû intriguer HV, car lorsque nous nous rendîmes chez Moran le lendemain matin, il fit passer Dom par l'itinéraire exact que l'ex-colonel avait parcouru, dans le sens inverse. HV nous demanda, à Hortense et à moi, de bien regarder si nous voyions quelque chose de particulier. Car Hortense était encore de l'expédition. HV semblait apprécier sa compagnie, et moi, bien sûr, je n'avais rien à y redire.
  HV fit prendre à Dom la rue Olier, devant laquelle Moran semblait avoir hésité. Nous n'y vîmes rien de spécial. Nous revînmes à la rue Lecourbe, et nous arrêtâmes au coin de la rue Pernette du Guillet, en face de l'usine à gaz, juste devant l'énorme cuve d'un gazomètre. Hortense fronça le nez quand nous sortîmes de l'automobile. Il est vrai que l'odeur d'oeufs pourris était presque insoutenable, bien que certains docteurs préconisassent que cette proximité était excellente pour les bronches.
  Moran habitait une petite maison de plain-pied, qui possédait un jardinet mal entretenu. Seurcé ne cachait plus ses hommes, et deux agents en uniforme allaient et venaient ostensiblement devant la maison. D'autres surveillaient aussi les arrières.
  Moran aussi était en uniforme, et c'est un militaire de belle prestance qui vint nous ouvrir, le képi vissé sur la tête, la chemise en V passée sous le ceinturon, le pli du pantalon impeccable, les bottes fraichement cirées. Le ramage tranchait avec le plumage.
- Salut les aminches. On m'avait pas tuyauté qu'vous veniez avec une poulette. C'est qu'elle est choucarde, la frangine! C'est pas chez la rousse grand teint qu'on voit des morceaux pareils...
- Eh bien... salut, colonel, fit HV, en prenant soin de prononcer le grade à l'anglaise, kerneul. Je vous présente mes collaborateurs, Hortense de Prabourny, Alban Lenoirc.
- C'est qu'c'est une gandine d'altèque, en plus. Permettez qu'j'vous baise la main, très chère. Mais fait frisquet dehors, vous écluserez bien une lichette d'antigel?

  Une bouteille de gin et un verre étaient déjà sur une table. Moran allait sortir d'autres verres lorsque HV l'en dissuada.
- Hélas non, colonel. Dans le privé aussi, nous ne "biberonnons" pas pendant le service. Mais dites-moi, j'aurais aimé savoir ce que vous avez ressenti avant-hier lorsque vous avez reçu la lettre, si elle vous a évoqué quelque chose?
- Savez, mon bon, des bafouilles de menaces, j'en ai reçues autant comme autant. Sûr qu'ça faisait quand même une paye depuis la dernière... Pour celle-là, tout c'que j'peux dire, c'est qu'j'y ai entravé que dalle. Et puis l'daron de la Sûreté en personne est venu me rencarder. Paraît qu'pas mal d'autres clampins ont reçu de telles bafouilles, et qu'ils sont clamecés deux jourdés plus tard. J'espère qu'vous allez me mettre au parfum.
- L'affaire est pour l'instant confidentielle. Nous pourrons bientôt vous en dire plus.
- Ouais, mais tomorrow is a long time, comme on dit chez nous, et si j'ai bien pigé j'ai peu d'chances d'mater le luisard s'lever demain.
- Vous n'avez pas tort, colonel. Je dois vous avouer que nous avons déjà tenté de protéger quatre personnes dans votre cas, et que nous n'avons rien pu empêcher. Mais nous faisons tout notre possible pour vous protéger, il y a une dizaine d'agents aux alentours de la maison, et nous, bien sûr. Lors de votre promenade, hier, vous avez sans doute remarqué que vous étiez suivi, et il paraît d'ailleurs que vous marchiez d'un bon pas. Est-ce que vous espériez semer vos suiveurs? Et au fait, à quoi rimait cette balade?
- Pour sûr qu'j'ai rembroqué la filoche, mais j'en avais nib à battre. Non, c'te balade, c'était une façon d'préparer mon envol...
- Votre envol ? fit Hortense. Vous voulez dire que vous comptez partir?
- S'il faut vous éclairer la couleur, ma jolie, s'envoler, c'est larguer les amarres, plier son pébroque, avaler sa chique, calancher, crever, quoi...
"  Mais décaniller, non, c'est pas l'genre d'la baraque. Vous voyez, ça, c'est la devise d'la smala Moran."
  Il nous montre une pièce de tissu, légèrement défraîchie, accrochée entre les deux fenêtres.
- Non volarem, ça veut dire "Point ne caletasse", jamais un Moran n'a flanché face à l'ennemi.
- Mais pourquoi est-ce aussi écrit en vieux français? Votre famille est-elle d'origine française? demanda Hortense.
- Ma petite, la gentry c'est commaque. Faut surtout pas que les péquenods puissent y piger quéq'chose. Tiens, il me faudrait un p'tit godet.
  Il se resservit un verre de gin qu'il avala cul sec.
- Comme on a dû vous affranchir, j'étais un cador du flingot, et j'sais encore défourailler. Alors vos buteux, qu'y-z-y viennent, j'les attends de pied ferme. Vous matez cette pétoire, j'vous fiche mon billet qu'y a plus d'un kroumir qui l'a pas esgourdée péter deux fois.
  Il avait tiré un revolver au canon démesurément long de l'étui fixé à son ceinturon. Il s'approcha d'une fenêtre, l'ouvrit, et se tint dressé, l'arme au poing, face aux gazomètres. Il cria à la cantonade:
- Allez! Venez-y vous frotter au grand Vonel! J'me carre pas! J'vous recorde qu'ça va pas s'passer en loucedé, alors amenez-vous, les amateurs de pralines...
  Il fut soudain projeté violemment en arrière, sans que nous eussions entendu un bruit. HV se précipita sur lui, et fit:
- Alban, écarte Hortense. Il a son compte.
  Je me suis rendu compte plus tard qu'il m'avait tutoyé. Hortense semblait tétanisée et je la tirai dans la pièce voisine, tandis que HV alertait les agents.

  Il fut établi ensuite que le tireur devait se trouver en haut d'un gazomètre, où il avait attendu l'instant propice pour tirer, avec un fusil muni d'un silencieux, à moins qu'il n'eût utilisé l'arme de prédilection de Moran, le fusil à vent. Ni l'arme, ni bien sûr le tueur ne furent retrouvés, pas plus que le moindre indice.
  HV résuma le cas ainsi:
- Nous décelons encore ici l'esprit de l'assassin. Le tireur d'élite a été la victime d'un autre tireur d'élite, après l'académicien tué par son épée... Mais cette affaire était déjà suffisamment compliquée sans qu'il y faille en sus une usine à gaz...

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