vendredi 6 avril 2018

13 - Mirage de la vie au Max


  31 mars. Un nouveau courrier fatidique était arrivé, deux jours avant la date où était menacé un treizième héritier Monlorné, le 2 avril. C'était cette fois une héritière, Vona Mornel, une danseuse, vedette d'un spectacle à Pigalle.
  Une nouveauté avait motivé une sorte de conseil de guerre. Le carton était différent, l'inscription était en vert, et énonçait LOVE, avec toujours une sorte de N à l'intérieur du O.
  La parenté était évidente avec les cartons AMOR, mais que pouvait signifier ce revirement? Le préfet Lédène était venu en personne à l'agence Valmondada, ainsi que le chef de la Sûreté, Seurcé, et l'inspecteur qui avait découvert la clé anagrammatique de l'affaire, Victor Chalin.
  HV fit le point:
- C'est le sixième carton de notre collection, mais divers témoignages indiquent que Omar ainsi que Malvernon avaient reçu des cartons AMOR. Le nouveau modèle concernerait-il les femmes? Nous avons eu deux victimes féminines, Anne Vormol et Manon Revol, qui ont probablement reçu elles aussi des cartons, mais ceux-ci n'ont pas été retrouvés.
"  Il y a d'autres possibilités. Cette Mornel serait la treizième victime, et il existe une certaine symbolique de la série de douze, je vous rappelle le vers
La treizième revient, c'est encor la première.
"  Il y a ainsi douze mois, douze sons dans la gamme chromatique, douze grands dieux de l'Olympe, douze signes du Zodiaque par exemple. Notre assassin a peut-être entamé une nouvelle série de douze.
"  Par ailleurs nous avions vu que N-AMOR pouvait faire allusion à Norman LOVE, et ce devient plus flagrant encore avec N-LOVE..."
- Pardon, monsieur Valmondada, interrompit Chalin, mais moi je verrais plutôt un W qu'un V, et løwe, avec un O barré, signifie "lion" en danois.
- Un lion, maintenant... Après tout c'est un signe du Zodiaque, mais encore? Je prends bonne note de votre remarque, mais il me semble que le couple AMOR-LOVE est plus convaincant.
"  Les derniers développements de l'affaire m'ont conduit à une piste qui m'y semble irrémédiablement liée. Peut-être avez-vous entendu parler de la Rose-Croix, une confrérie se réclamant d'un certain Christian Rose-Croix, dit avoir vécu 106 ans, de 1378 à 1484, ces années étant des multiples de 106. Les frères s'engageaient à servir l'humanité, essentiellement en devenant des médecins. Je vous rappelle que Monlorné, également médecin, a aussi vécu 106 ans, de 1802 à 1908, ces années étant de même des multiples de 106.
"  Les curieuses directives du codicille de son testament, prévoyant deux jours particuliers, le 106e jour à compter de son décès pour la publication de son testament, et la clôture des candidatures à l'héritage 120 jours plus tard, sont encore significatives dans l'optique rosicrucienne, car la découverte du tombeau de Christian Rose-Croix aurait eu lieu 120 ans après sa mort, en 1604."
- Mais enfin, intervint Seurcé, tout ceci est du pur délire!
- Délire pour nous, certes, mais certainement pas pour les protagonistes de cette affaire. Vous savez que Monlorné était versé dans l'ésotérisme, et j'ai eu confirmation que sa bibliothèque contenait plusieurs ouvrages sur les Rose-Croix.
"  J'ai repéré quelque chose qui pourrait ne pas être une simple coïncidence, mais, en fait, une coïncidence est-elle jamais simple? Enfin, la Franc-Maçonnerie de rite écossais a pour 18e grade celui de Chevalier Rose-Croix. Je vous rappelle que 1908 c'est 18 fois 106.
"  Par ailleurs, le rituel maçonnique impose que le Chevalier Rose-Croix soit reçu dans son grade un Jeudi saint, or le 16 avril où doit être publié le testament de Monlorné est précisément cette année le Jeudi saint.
"  Et c'est encore ce 16 avril que serait visé le 14e héritier Véranomnol... Tiens, je m'avise en vous parlant que, si on emploie la nouvelle recommandation pour écrire les dates, 16-04 ressemble fort à 1604.
"  Tout ça est abracadabrant, je vous l'accorde, mais je suis convaincu que ça a son importance pour les instigateurs de cette série criminelle, et que c'est en essayant de pénétrer leur logique que nous pourrons avancer dans cette affaire. Il m'apparaît de plus en plus que le fabuleux héritage Monlorné pourrait ne rien avoir à faire avec les crimes. Parce qu'imaginez un peu que tous les héritiers soient tués, sauf un qui se présente le 14 août en annonçant "Me voici, passez la monnaie!", pensez-vous qu'on le laissera encaisser les milliards sans y regarder à deux fois?"
  Chalin grommela à mi-voix, si bas que HV ne l'entendit probablement pas:
- Le 14 août, c'est sous le signe du Lion.
- Vous parlez d'instigateurs au pluriel, dit Lédène. Est-ce pour vous une certitude?
- Non, ce n'est qu'une hypothèse, qui ne reflète peut-être que ma propre faiblesse, mais je demeure troublé par des différences irréductibles entre les diverses morts. Ainsi, pour les cas extrêmes, nous avons des meurtres classiques, au couteau et au fusil, pour la baronne d'Hautois et le colonel Moran, mais par ailleurs des morts inexplicables, comme celles de Orvann et de Noon. Je ne peux imaginer une même volonté à l'oeuvre dans cette hétérogénéité, mais tout dans cette affaire est déroutant à l'extrême.

  Après cet exposé, Seurcé reprit la parole:
- Vona Mornel, née Tsonreap-Teng-Voon-Yae, était une danseuse de la cour royale à Phnom Penh, une apsara. Elle s'est mariée en 1900 à un importateur français, mais semble avoir repris sa liberté dès que le couple est revenu en France. Elle a dansé çà et là avant de présenter un numéro novateur au Max, boulevard de Clichy, Mirage de la vie. On parle beaucoup d'elle depuis une semaine, depuis qu'elle a ajouté à son numéro un tour de magie, L'inversion de Mornel, où elle disparaît et réapparaît d'une façon stupéfiante, dit-on.
"  Mais dame Mornel n'est guère coopérative. Elle refuse que quiconque soit à ses côtés le 2 avril, la journée fatidique, qu'elle compte passer avec son fiancé, avant son spectacle du soir. Elle nous a même demandé d'arrêter toute surveillance policière, ce que nous avons bien sûr refusé. Les noms Lédène et Valmondada n'ont pas eu l'air de l'impressionner."
  Ma chère Hortense, silencieuse jusqu'ici, intervint:
- Il se trouve que je l'ai déjà rencontrée. Dans le monde du spectacle, tout le monde se connaît un tant soit peu, on court le cachet dans les mêmes antichambres... Je pourrais essayer de lui parler.
  HV trouva cette idée excellente, et il fut convenu qu'elle irait le soir même au Max, où elle tenterait de voir la danseuse avant son spectacle.

  1er avril. Hortense avait réussi à rencontrer Vona Mornel hier soir, et celle-ci l'avait invitée à prendre le thé chez elle aujourd'hui. Elle avait accepté que j'accompagnasse Hortense, mais avait refusé catégoriquement la présence de HV.
  Ensuite, Hortense avait été voir sa soeur, rue Alibert, dans le petit appartement qu'elles partageaient avant qu'elle emménageât avec moi, et elle avait eu la surprise de trouver là Norman Love qui, selon ses dires, avait profité d'un passage à Paris pour faire une petite visite à Rose-Andrée. L'heure de cette visite et la gêne de Rose-Andrée témoignaient d'un rapprochement amoureux entre ces deux êtres.
  Après une petite discussion, il nous apparut qu'il fallait en informer HV, lequel réfléchit quelques instants avant de dire:
- Ma foi, ce ne serait ennuyeux que si Rose-Andrée a révélé à Love les réelles raisons de votre passage au Vélo Mannor. Il faudra s'assurer de ce point. Je comptais vous renvoyer là-bas, tous les deux ou tous les trois, le 16 avril, le jour où sera publié le testament Monlorné, afin que vous soyez aux premières loges pour voir les réactions de Love. Pour l'heure nous nous occupons de Vona Mornel.

  La danseuse habitait impasse des Kroumirs, une allée de terre battue aboutissant à l'impasse du Mont-Viso, elle-même donnant sur la rue du Poteau, un endroit mal famé où les mauvaises rencontres étaient à craindre. Dom nous laissa pour aller nous attendre près du commissariat rue Ordener, la soixante-chevaux risquant d'éveiller la convoitise des apaches rôdant dans le quartier.
  Vona Mornel habitait une bicoque de moellons mal jointoyés, mais dont l'intérieur était aménagé agréablement, tentures chatoyantes sur les murs, épais tapis, coussins posés à même le sol autour d'une petite table. Des lampes à pétrole suppléaient au peu de clarté donné par une minuscule fenêtre.
  C'était une jeune femme d'une grande beauté, à la peau cuivrée, dont chaque geste était souple et gracieux. Elle nous présenta son compagnon, Luca Fellin, un nom qu'il me semblait avoir déjà entendu, un petit homme d'une quarantaine d'années, un peu replet, qui ne semblait pas du tout assorti à la svelte danseuse.
  Une bouilloire chantait sur la cuisinière à bois. Vona ébouillanta la théière, disposa des feuilles d'un thé noir de jais dans une sorte de passoire en céramique, et versa lentement l'eau fumante sur les feuilles...
- Ainsi ma vie serait menacée demain. Les bouddhistes ne craignent pas la mort, mais j'ai renié mon pays et sa religion  en venant en Occident, croyant y trouver la liberté. Vous ne pouvez imaginer ce qu'est la vie d'une apsara, vouée dès son plus jeune âge aux exercices les plus contraignants, toutes ces souffrances pour avoir le privilège de danser quelques jours par an devant le roi, un être veule qui n'a plus aucun pouvoir depuis que le Cambodge est sous la tutelle française.
"  Mes consoeurs acceptaient ce sort avec résignation, moi j'ai choisi la première occasion d'y échapper, avec un importateur de coton qui s'est déclaré fou de moi. Gaspard Mornel était un ami du Résident supérieur auquel la cour ne pouvait rien refuser, et je suis donc venue en France avec lui, pour me marier et devenir Française.
"  Une fois ceci fait, je lui ai avoué que je ne l'aimais pas, et que je ne l'avais épousé que pour échapper à une vie d'affreuses contraintes. J'aspirais désormais à ne plus dépendre de quiconque, et à mener ma vie à chaque instant comme je l'entendais. Il a été plutôt chic, a dit qu'il comprenait, qu'il serait toujours là pour moi, qu'il m'aiderait.
"  Mais le thé est prêt, il faut le boire très chaud."
  Elle versa le sombre breuvage dans des tasses de fine porcelaine. Elle s'exprimait en un parfait français, et je n'eus pas l'occasion de lui demander d'où elle tenait une telle maîtrise de la langue. Le thé exhalait d'envoûtantes fragrances, et ce fut pour moi une sensation toute nouvelle d'avoir en bouche ce sauvage embrasement, sans commune mesure avec les thés que j'avais connus jusque là.
- Je n'ai accepté de lui que le strict nécessaire pour louer un petit appartement, comptant sur mon talent pour gagner ma vie. Mais tu sais ce que c'est, Hortense, dans les métiers du spectacle le talent est secondaire tant que l'on ne s'est pas fait un nom, et il faut payer de sa personne pour obtenir des engagements. J'avais osé le premier pas avec Gaspard, je n'ai pas beaucoup hésité à faire le second, puis le troisième...
"  Et tout ça pour des contrats minables, me permettant à peine de survivre. J'ai dû quitter l'appartement que je ne pouvais plus louer, pour ce taudis sans eau, ni gaz, ni électricité bien sûr. J'ai dû accepter des engagements à la limite de l'obscénité. J'en suis venue à haïr ce que j'étais devenue, et à haïr plus encore les hommes qui en étaient responsables. Je me répète souvent cette phrase qui m'apporte un peu de réconfort:
 C’est dans le rapport à l’égard de la femme, proie et servante de la volupté collective, que s’exprime l’infinie dégradation dans laquelle se trouve l’homme vis-à-vis de lui-même."
- Comme c'est vrai, fit Hortense. C'est du Zola, ou du Hugo?
- Non, c'est de Karl Marx, vous connaissez?
- Oui, dis-je. Le Capital...
- En fait, c'est dans un de ses premiers écrits. La femme n'est pas autant à l'honneur dans Le Capital, que j'ai lu aussi, mais qui me fait un peu peur. Cette révolution qu'il prône ne peut se faire que dans le sang, et nous les femmes nous sommes faites pour donner la vie, non la mort.
"  Je crois beaucoup plus en ces "révolutions minuscules" auxquelles invitait Manon Revol, et qu'elle expérimentait elle-même. Avez-vous lu L'incendiée des dieux?
- Oui, et je l'ai fait lire à Hortense. Nous sommes en grande partie d'accord avec elle, mais nous pensons pour notre part que le grand amour existe, et que deux êtres peuvent se suffire à eux-mêmes, pourvu qu'ils aient la chance de s'être rencontrés.

  J'avais récupéré le roman sulfureux de Manon Revol, amené à l'agence par l'instituteur honoraire Irrudoca, et il m'avait fait prendre conscience de la justesse des revendications féministes.
- Vous avez raison, continua Vona. J'ai aussi eu la chance de rencontrer Luca à un meeting de l'Internationale Ouvrière, et nous nous sommes tout de suite reconnus. Lui aussi est un exilé, que ses activités militantes ont contraint à quitter sa Livonie natale, chassé par le pouvoir tsariste.
"  Grâce à lui, j'ai pu créer un numéro original, qui s'est considérablement amélioré depuis qu'il a pu me rejoindre pour assurer lui-même les effets spéciaux, après l'arrêt de Griffe les ambiantes!, le spectacle auquel il collaborait. Ah mais je me rappelle, tu y avais un rôle, Hortense. Décidément le monde est bien petit.
"  Luca m'a parlé de son interrogatoire par Valmondada après la mystérieuse mort de Nemo Vorlan, et ceci ne m'a pas du tout donné envie d'avoir affaire à lui. C'est encore un de ces mâles sûrs d'eux-mêmes, un mégal-homme-âne, comme je dis..."

  Pendant qu'Hortense lui assurait que HV avait de bons côtés, notamment un total respect pour les femmes,  je cogitai, troublé par les mentions de Manon Revol et Nemo Vorlan, deux des victimes du Tueur des anagrammes, comme je l'appelais encore, et de la Livonie, dont était originaire Elmo Orvann...
  L'esprit de Vona Mornel semblait aussi avoir travaillé, et elle s'exclama:
- Mais j'y pense, Manon Revol aussi est morte récemment, dans d'étranges circonstances! Et Rom en début d'année, dans des circonstances un peu similaires... Len Romanov, Manon Revol, Nemo Vorlan, Vona Mornel, tous ces noms sont formés des mêmes lettres, est-ce là votre grand mystère?
- Vona, votre perspicacité me sidère, comment avez-vous pu voir ça? Vous connaissiez Len Romanov?
- Vous savez, j'ai dû apprendre votre alphabet, et établir des correspondances entre chaque lettre et un élément, comme les enfants le font à l'école, mais ils oublient ces correspondances, alors que pour moi c'est encore tout récent.
"  Oui, j'ai connu Len Romanov. Après la mort de sa femme, il a continué un temps ses virées nocturnes à Pigalle. J'ai été émue par sa détresse, et j'allais lui faire une petite visite de temps à autre. Je lui avais fait remarquer que nos noms étaient composés des mêmes lettres. Il m'appelait Mor, ce qui veut dire "mer" en russe, et du coup je l'appelais Rom, ce qui veut dire "fumer" en thai...

- Luca, connaissiez-vous Elmo Orvann? demandai-je. Il était originaire de Riga.
- C'est la première fois que j'entends ce nom. Vous savez, la Livonie c'est grand, et moi, comme mon nom l'indique, je viens de Fellin, d'une autre province.
- Elmo Orvann, encore une anagramme, fit Vona. Je présume qu'il est mort aussi dans d'étranges circonstances. Combien y en a-t-il d'autres?
- Je suis désolé de ne pouvoir vous en dire plus. L'enquête est en cours. Je veux néanmoins vous informer d'une chose, la menace n'est pas inéluctable. Je vous prie de le garder pour vous, mais Omar el Vonn était l'une des personnes visées, et l'assassin n'a pu l'atteindre. Omar est aujourd'hui toujours en vie, dans un lieu tenu secret. Alors si vous acceptiez demain une protection rapprochée et de limiter vos déplacements au maximum, vous auriez bien plus de chances d'être toujours des nôtres après-demain.
  J'essayai de mettre toute mon assurance dans ces paroles, alors qu'à la vérité nos récents échecs ne me portaient guère à l'optimisme. Vona le sentit peut-être, en tout cas elle dit:
- L'affaire Omar... Je ne me suis pas intéressée à ce que je pensais être un fait divers sordide, et je n'ai même pas su le nom complet du jardinier. Quant à votre proposition, c'est non. Je sais que vous protégiez de près Nemo Vorlan et que vous n'avez rien pu empêcher. Si demain doit être ma dernière journée, alors je veux la passer dehors, avec Luca. Je hais ce taudis, et l'ironie veut que notre vie allait prendre un nouveau départ. Demain soir M. Paterson doit venir voir mon spectacle au Max, et s'il lui plait, ce dont je ne doute pas, je pourrai dicter mes conditions, pour la première fois de ma carrière...

  Raoul Paterson possédait plusieurs grandes salles de spectacle à Paris, Londres, et New-York, et il était évidemment difficile à Vona de renoncer à cette opportunité.
  Vona nous donna deux billets pour son spectacle du lendemain, qu'elle n'arrivait pas à imaginer ne pouvoir animer. Elle nous dit qu'elle nous appellerait sur scène pour son fameux tour, L'inversion de Mornel.
  Nous prîmes congé.

  2 avril. La journée se déroula sans incident notable. Vona Mornel et Luca Fellin quittèrent l'impasse des Kroumirs vers neuf heures. Il marchèrent bras dessus bras dessous jusqu'à la porte de Clignancourt, sans se soucier de la cohorte d'agents qui les suivaient. Le chemin de fer de ceinture les emmena jusqu'à la porte Maillot.
  Ils visitèrent le Jardin d'Acclimatation, s'exclamant comme des enfants devant les créatures de l'Aquarium, déjeunèrent au restaurant du Lac, et louèrent une barque...
  Bref, rien ne se passa jusqu'au soir, et nous étions à l'heure au Max, où le nom REGINA MORNEL en grandes lettres lumineuses témoignait de la nouvelle notoriété de la danseuse. Le spectacle se jouait à guichets fermés, si bien que HV, Seurcé et ses agents avaient dû user de passe-droits pour obtenir des places.

  Le noir se fit dans la salle comble. Le rideau se leva sur ce qui ressemblait à un hall de musée, où dans une lumière diffuse plusieurs groupes de personnes se tenaient autour de quelques vitrines, engagées dans des discussions dont ne se percevait qu'un brouhaha informe. Je devinai qu'il s'agissait d'une autre application du procédé de cinématographie en couleurs de Luca Fellin. Une musique aigrelette, orientale, s'ajouta au brouhaha, et Vona, à demi nue, infiniment belle, fit son entrée.
  Elle évoluait parmi les groupes qui continuaient à bavarder sans paraître avoir remarqué son intrusion, virevoltant avec grâce parmi eux... Hortense me chuchotait quelques précisions techniques, sur les positions des appareils de projection, commentant la précision des trajectoires de Vona qui devait éviter de couper les faisceaux porteurs des images animées, pour maintenir l'illusion.

  Il y eut d'autres tableaux, jusqu'à un kaléidoscope où de multiples avatars de Vona dansaient sur scène, sur le même rythme mais avec des mouvements différents. Le rideau se baissa pour l'entracte, dans un tonnerre d'applaudissements des spectateurs dont certains scandaient L'IN-VER-SION, L'IN-VER-SION.
  Il fallut attendre vingt bonnes minutes avant la réouverture du rideau, sur une scène vide, où le propriétaire du Max, en frac, vint présenter le numéro.
- Et voici ce que vous attendez tous, L'inversion de Mornel. Régina a appris des sages du Thibet comment dématérialiser son corps, et le rematérialiser à l'endroit de son choix. Afin que vous puissiez voir qu'il n'y a ici nul trucage, huit personnes de l'assistance sont invitées à monter sur scène. J'ai des requêtes de la part de Régina pour quatre personnes, le chef de la Sûreté Emile Seurcé en personne, monsieur Raoul Paterson, mademoiselle Hortense Aa, monsieur Alban Lenoirc. Les quatre autres personnes vont être choisies au hasard.
  Nous fûmes bientôt huit sur scène, et l'homme nous entraîna au fond de celle-ci, où étaient dressées deux cuves de métal et de verre, de deux mètres de haut environ, de section carrée d'environ quatre-vingts centimètres de côté. L'une des cuves transparentes contenait de l'eau, jusqu'aux trois-quarts de sa hauteur, l'autre était vide. Elles étaient posées sur des petits chariots munis de roues, et l'homme nous fit les pousser jusqu'au devant de la scène. Un grand escabeau fut apporté à côté de la cuve d'eau.
- Voilà, vous pouvez vérifier le matériel autant que vous le désirez. Il n'y a aucune trappe sur scène, et vous pouvez voir l'espace libre sous les cuves. Régina va être jetée pieds et poings liés dans la cuve pleine d'eau, avec un poids aux pieds la maintenant sous l'eau. Alors deux caches carrés vont être descendus sur les cuves, mais pas tout à fait jusqu'en bas, si bien que dans la pénombre vous pourrez toujours voir que rien ne se passe sous les cuves. Par ailleurs, je vous invite, dès que les caches seront tombés, à faire cercle autour des cuves, en vous tenant par les mains. Vous pourrez ainsi être sûr qu'il n'y a nulle tricherie. Vous pourrez même vous plaquer contre les cuves si vous le désirez. Mais vous risquez alors de ne pas voir un rare spectacle. Des étincelles bleutées apparaîtront entre les deux cuves, ce sera le corps astral de Régina passant de l'une à l'autre cuve...
  Régina, ou Vona, apparut, dans un justaucorps argenté. Elle monta quelques marches de l'escabeau. On lui lia les mains derrière le dos. Elle s'assit sur le bord de la cuve. On lui lia les pieds et on y attacha un parpaing dont nous pûmes préalablement vérifier le poids.
- Régina va donc être immergée, et je compterai quatre minutes à partir du moment où les caches seront tombés. Mais il y a quelque chose qu'il ne faut surtout pas que j'oublie. Régina va réapparaître dans la même tenue que celle dans laquelle elle est venue au monde, aussi voici de quoi la rendre décente avant que le cache ne soit relevé.
  Il brandit une longue tunique de coton rose, et alla la jeter dans l'autre cuve.
- Prête, Régina? Trois, deux, un, zéro!

  Vona bascula dans la cuve, où elle fut aussitôt submergée par l'eau qui monta presque jusqu'au bord. L'escabeau fut écarté, et deux caches de la forme des cuves tombèrent sur elles, alors que les lumières s'éteignaient pour laisser place à une pénombre à laquelle il fallut quelques instants pour s'accoutumer. Nous fîmes cercle autour de la cuve d'eau. J'avais Hortense à ma droite, Seurcé à ma gauche, je serrai fort la main de mon aimée, elle en fit de même.
  Des arborescences de lumière bleutée couraient en effet au-dessus des cuves, comme des éclairs par une nuit d'orage. Je me pressai un instant contre la cuve. Il me sembla percevoir une agitation désespérée derrière le cache et la paroi de verre, mais je me rendis compte que c'était mon coeur qui battait follement...
- Une minute.
  Je m'écartai pour ne plus sentir ce battement angoissant. Je savais qu'il y avait un truc. Il y avait toujours un truc, mais du diable si je pouvais imaginer en quoi il consistait ici. Se débarrasser des liens les plus serrés était à la portée de tout illusionniste digne de ce nom, mais comment s'évader d'une cuve hermétique au milieu de quatre personnes non complices?
- Deux minutes.
  Les éclairs bleus continuaient à traverser l'atmosphère, accompagnés de légers crépitements. Bien qu'un illusionniste ne révélât jamais les secrets de son tour, les liens d'amitié que nous avions commencé à tisser hier avec Vona et Luca nous autoriseraient-ils à avoir un aperçu de ce qui se tramait ici?
- Trois minutes.
  La dernière minute fut interminable... Il me semblait que mon appréhension était décuplée par celle de l'assistance qui retenait son souffle...
- Quatre minutes.
  Les lumières revinrent. Le cache de la seconde cuve fut lentement hissé, et un grand frisson parcourut le public lorsqu'on vit que la cuve ne contenait que le chiffon de coton rose qui aurait dû revêtir Vona. Les assistants parurent aussi décontenancés, et Seurcé intervint, désignant la première cuve:
- Mais enfin, relevez ce cache! Tout de suite!
  L'opération ne devait pas faire partie de l'exécution habituelle du tour, car il y eut quelques cafouillages avant que le cache ne fût hissé, dévoilant le corps de Vona toujours ligoté, sa bouche ouverte, ses yeux révulsés... Un désordre indescriptible s'ensuivit dans la salle...

  Lorsqu'un semblant de calme fut rétabli, il fut constaté que Vona était morte noyée, sans avoir réussi à se débarrasser d'aucun de ses liens. Les quelques personnes que nous interrogeâmes nous assurèrent qu'ils ne savaient rien, que seuls Régina Mornel et Luca Fellin connaissaient le secret de leur tour, et nous dûmes attendre que ce dernier, effondré, fût en état de répondre à nos questions.
- Je ne comprends pas. Tout a parfaitement marché pendant une semaine, et le huitième jour...
- Mais qu'est-ce qui n'a pas marché? demanda HV. Car enfin, vous n'allez pas me dire que votre amie était capable de se dématérialiser. C'est impossible!
- Eh bien si, c'était devenu possible, grâce au mover, invention d'un prêtre anglais défroqué. Le révérend Nolan s'était mis en tête de prouver par la science l'existence de l'âme, et, ne me demandez pas comment, son appareillage lui a permis de télétransporter un homme en entier, âme y compris, et son cobaye semblait tout à fait identique à ce qu'il était avant l'expérience, que Nolan a considéré comme un échec, sans aucune conscience de ce que le mover pouvait apporter à l'humanité.
"  Je lui ai offert quelque argent pour continuer ses expériences, en échange du droit d'utiliser le mover comme je l'entendais. Vona a eu l'idée de ce tour, avant que l'invention ne soit rendue publique."
- Mais enfin, c'était terriblement dangereux, dit Hortense. Toutes les machines peuvent se dérégler, ou tomber en panne.
- Certes, mais Vona y tenait absolument. Son nouveau spectacle, Mirage de la vie, marchait bien, mais pas assez à son goût, et des critiques y avaient vu une resucée de Griffe les ambiantes!, ce en quoi ils n'avaient évidemment pas tort. Alors elle a voulu frapper un grand coup, mais elle ne comptait pas utiliser longtemps ce tour, et avait d'autres idées pour continuer sa carrière, une fois sa renommée établie.
"  Je crois que je vais détruire cette machine, afin d'éviter toute autre catastrophe dont je me sentirais responsable."
  HV conclut:
- C'est votre décision, mais il me paraît devoir vous informer qu'une force mystérieuse semble à l'oeuvre dans cette série de morts anagrammatiques, et je crois que, mover ou pas, votre amie serait morte aujourd'hui comme sont mortes onze autres personnes porteuses de l'anagramme fatale, au jour désigné.


1 commentaire: