mercredi 11 avril 2018

8 - Honoré de Valmondada


  A ce point de mon récit, il me paraît utile de dresser un portrait de cet étrange personnage qu'est Honoré de Valmondada, ce qui me contraint à parler aussi de moi.

  Je n'ai que de très vagues souvenirs de ma prime enfance. L'orphelinat, les humiliations multiples, les coups...
  A 7 ans j'ai été placé dans un pensionnat des bons pères, à Saint-Ouen, où j'ai enfin été traité avec dignité. J'ai soudain su ce que c'était que se sentir propre, revêtir des habits neufs, à ma taille, ne plus être astreint à d'ingrates corvées, manger à ma faim une nourriture correcte...

  Et puis il y a eu les visites de "Monsieur Honoré". Un dimanche, le père Manet m'a dit que quelqu'un venait me voir, que c'était une personne très respectable, la personne grâce à laquelle j'avais échappé à l'orphelinat, et que je devais lui en témoigner toute ma gratitude.
  Je me demandais qui dans le monde extérieur pouvait s'intéresser à moi, et c'était Honoré de Valmondada, HV, lequel m'avait apporté deux cadeaux dont je me souviens encore, une boîte de succulents fruits confits et un jeu de construction.

  Les explications qu'il m'avait données m'avaient alors suffi. Il était détective privé, une profession qui faisait rêver la plupart des garçons. Il m'avait repéré pour mes qualités exceptionnelles, ce que mon jeune esprit était tout disposé à admettre. Si je réussissais dans mes études, je pourrais travailler plus tard avec lui...
  Il est ensuite revenu régulièrement me voir, le dernier dimanche de chaque mois, avec toujours un cadeau, un jouet, un livre, ou une friandise. Lorsqu'il était empêché, il me faisait livrer la veille un beau coffret de confiseries, avec un mot d'excuse.
  Nous passions environ deux heures ensemble, parfois plus. Il me questionnait sur mes études, m'encourageait, me conseillait des lectures. Il me racontait ses enquêtes, pleines de péripéties fascinantes. Et moi je m'imaginais y participer à ses côtés, revolver au poing, face aux méchants...

   Par la suite, lorsque mes fonctions m'ont donné accès à tous les dossiers de l'agence, je me suis rendu compte que les histoires que me racontait HV étaient très largement imaginaires. J'étais alors en âge de comprendre que ses réelles qualités ne se manifestaient pas lors d'affrontements physiques, mais, moins spectaculaires, résidaient dans ses extraordinaires possibilités de réflexion, son fameux cortex.
  Si la plupart des dossiers dont s'est occupés l'agence sont confidentiels, il est arrivé que HV soit engagé comme consultant sur des affaires où la police se cassait le nez. On se souvient encore de l'affaire Levert, et de comment HV avait pu, par un rigoureux examen des 98 faits établis, en dégager la stupéfiante vérité...

  Lorsque j'ai acquis une maturité intellectuelle suffisante, je n'ai évidemment pu continuer à accepter la fable que m'avait servie HV. Etais-je le fruit de quelque liaison secrète? Je n'ai cependant jamais vu HV montrer un quelconque intérêt pour le beau sexe, ni pour l'autre, s'il faut le préciser.
  Sa vie affective semblait se limiter à moi, et à Dom, bien entendu. A partir de 13 ans, il m'est arrivé de passer quelques jours pendant les vacances scolaires chez HV, à Croissy-sur-Seine. HV y avait une grande maison, un grand jardin, et une serre où il cultivait ses roses. C'est là que j'ai rencontré Dom, un garçon de mon âge, et appris que son parcours était presque calqué sur le mien.

  C'était aussi un orphelin, venant de notre colonie de Guyane, probablement issu d'un croisement avec une tribu indienne, ce qui lui valait un beau teint cuivré. HV l'appelait parfois le Peau-rouge.
  Dom était plutôt réservé, et nos conversations étaient souvent à sens unique. D'après ce que j'ai pu comprendre, HV l'a arraché à un orphelinat de Cayenne pour l'emmener en France, où il a aussi été placé chez les Pères, mais il n'a pas montré les mêmes dispositions que moi pour le travail scolaire, et, après un certificat d'études obtenu avec peine, HV l'a pris chez lui à Croissy, où il a peu à peu repris toutes les tâches domestiques, entretien de la maison, du jardin, cuisine... Et il est devenu chauffeur lorsque HV a acheté la soixante-chevaux.

  Je n'imagine guère non plus que Dom puisse être un fils caché de HV. J'ai jadis pensé à quelques secrètes promesses faites à de hauts personnages, clients de HV, mais je dois bien avouer aujourd'hui ma complète ignorance des raisons pour lesquelles cet homme, qui ne montrait guère de sympathie pour le genre humain en général, avait adopté deux enfants du même âge, venus d'horizons très différents.
  Je crois qu'il avait une réelle affection pour nous, à sa manière. Il concluait autrefois ses visites dominicales chez les Pères en me serrant un bref instant contre lui, geste qui s'est raréfié à mesure que je grandissais. Ensuite, son seul contact physique avec moi était de poser parfois sa main sur mon épaule. Il en allait de même avec Dom. Il lui arrivait de nous appeler "les garçons".

  Il me faisait souvent l'accompagner, même lorsque ma présence était complètement inutile, d'où je conclus que ma compagnie, ou celle de Dom, lui était, sinon nécessaire, du moins réconfortante.
  Ma présence semblait lui être notamment indispensable lorsqu'il sacrifiait à des mondanités diverses. C'était un personnage public, et il était souvent invité à des diners ou réceptions, ce à quoi il répugnait, mais il y avait des invitations qu'il ne pouvait décliner, à condition toutefois que je l'accompagnasse.

  Malgré les "honoréres" élevés qu'il exigeait de ses clients, HV n'avait aucune dilection pour l'argent en lui-même.Il rétribuait fort bien ses employés, envers lesquels en revanche il pouvait se montrer exigeant, voire tyrannique. Tout manquement entraînait un renvoi immédiat.
  Lui-même n'avait pas de goûts dispendieux. Sa mise était toujours la même, deux ou trois complets gris interchangeables, qui auraient d'ailleurs eu besoin d'être renouvelés.
  Je ne sais ce que pouvait lui coûter sa passion pour les roses, son jardin secret, si je puis dire. Il y consacrait énormément de temps, dans sa serre de Croissy, mais n'a pas cherché à nous initier, ni Dom ni moi, aux arcanes des greffes ou croisements de variétés florales.
  Je ne crois pas qu'il ait eu en vue une reconnaissance de son talent horticole, avec par exemple une nouvelle variété qui aurait été baptisée la rose Valmondada... C'était plutôt un cheminement intérieur, visant je ne sais quelle ultime perfection. Il lui arrivait, lorsqu'il venait de résoudre une affaire épineuse, de scander à voix basse une étrange phrase, "L'Eau pure de la Vérité mène à la compréhension du mystère supérieur de la Rose."

  HV avait une autre passion, la lecture. Essentiellement de la fiction, des romans, des nouvelles, mais aussi de la poésie. Il avait toujours un livre avec lui, et s'y plongeait dès qu'il avait un moment de liberté.

  Maintenant que j'y réfléchis, je n'ai pas l'impression d'avoir vu HV prendre une ride pendant les vingt-sept ans où je l'ai côtoyé. Certes, lorsque je l'ai vu pour la première fois, quand j'avais 7 ans, c'était une grande personne, impressionnante quel qu'ait été son âge, mais voici seize ans que j'ai eu mon bachot et que je le vois presque chaque jour. Il me semble qu'il paraissait alors avoir légèrement dépassé la cinquantaine, mais ceci n'a jamais changé.
  C'était un homme plutôt petit, un peu corpulent, extrêmement soigné de sa personne, toujours rasé de près, de légères rides au coin des yeux, rides que je jurerais maintenant n'avoir jamais vu s'accentuer, de même que le complet gris qu'il portait invariablement semblait être toujours le même.

  Pour en revenir à moi, je suis resté en internat chez les bons pères jusqu'au baccalauréat. HV m'a alors suggéré de faire une licence de droit, ce qui serait utile pour le travail qu'il envisageait pour moi à l'agence.
  Il fallait donc en passer par la rue d'Assas avant de traquer les assassins. J'ai obtenu brillamment ma licence, à 21 ans, et j'ai d'abord été engagé comme enquêteur, sans privilège spécial par rapport aux autres employés de HV, sinon que je logeais tantôt à Croissy, tantôt dans un petit appartement aménagé en réunissant deux chambres de bonnes de l'immeuble du boulevard Haussmann.
  Et depuis cinq ans je suis le secrétaire de HV, le personnage numéro deux de l'agence (mais si loin derrière le numéro un). 

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