Nous fûmes donc de retour à Paris dans l'après-midi du 24 février. Le nouveau, c'était qu'une autre lettre annonciatrice de la proche mort d'un héritier Monlorné avait touché son destinataire, Elmo Orvann, né à Riga en 1835, naturalisé français en 1889. Si la logique discernée par HV continuait à s'appliquer, c'est le 26 février que la menace planait, 10 jours après la mort de Nemo Vorlan.
HV ne parut pas surpris de mon rapprochement avec Hortense. Il écouta attentivement notre rapport sur le Vélo Mannor, posa quelques questions, notamment à Rose-Andrée qui avait longuement conversé avec Norman Love, puis il nous donna quelques informations sur le nouveau cas.
- Cet Orvann est une sorte de voyant qui a une clientèle huppée dans les beaux quartiers. Il paraît même que le Président du Conseil ne prend jamais une décision importante sans l'avoir consulté. Une de ses protectrices, la comtesse Z., lui a fourni un petit appartement, avenue Victor-Hugo. Les hommes de Seurcé surveillent les lieux. Il est prévu que nous allions le visiter jeudi matin, Alban, pour passer la journée fatidique avec lui.
- Hortense pourrait-elle nous accompagner ? demandai-je, car il me semblait maintenant fort difficile de demeurer plus de quelques instants loin d'elle.
- Pourquoi pas ? Cette affaire est si embrouillée qu'un peu d'intuition féminine pourrait nous aider...
26 février. Hortense avait emménagé dans mon appartement qui me semblait maintenant bien exigu. Il faudrait songer à trouver autre chose, mais pour l'heure Dom nous conduisait vers le domicile du mage qui se trouvait en fait villa Victor-Hugo, une impasse située entre les numéros 134 et 136 de l'avenue. Nous passâmes devant l'hôtel où l'immense écrivain avait fini ses jours, et j'eus une pensée émue pour cet homme, seul à avoir eu l'honneur d'habiter une artère à son nom de son vivant.
- Tiens, fis-je, c'est aujourd'hui l'anniversaire de Victor Hugo.
- Il aurait eu 106 ans, précisa HV, comme Monlorné, et il les aurait peut-être atteints s'il avait pris du Véranomnol...
Nous étions arrivés à destination. Elmo Orvann habitait au troisième étage du numéro 3, et nous sonnions bientôt à sa porte, sur le linteau de laquelle était fixé, en hauteur, un objet longitudinal orné d'un étrange signe.
C'était un petit homme au visage en grande partie caché par de longues boucles de cheveux blancs, une moustache et une barbe qui semblaient n'avoir jamais connu le fil d'un rasoir. Restaient deux yeux malicieux derrière d'épais verres de lunettes.
- Mes chers amis, je suis honoré d'accueillir le grand Valmondada et ses collaborateurs dans ma modeste demeure, même si les circonstances ne semblent guère favorables, à ce que j'ai compris...
- Eh oui. Vous pourriez être la dixième victime d'un mystérieux tueur, qui semble viser les porteurs des anagrammes des lettres formant par exemple votre nom. Je dois avouer que, bien que nous ayons connu les victimes et les dates des trois derniers meurtres, nous n'avons pu les empêcher...
- Les anagrammes... Vous savez sans doute que je suis Juif, et nous utilisons beaucoup ce procédé, que nous appelons tsérouf, pour interpréter nos textes sacrés. Je serais le dixième... Vous savez que tous les alphabets sont issus de l'alphabet hébreu, qui compte 22 lettres, les otiot, et ces 22 lettres forment avec les 10 chiffres, les sefirot, les 32 voies de la Sagesse, la chokhma.
" Voici un tableau où j'ai représenté ces 32 voies, formant l'Arbre de Vie, 'Ets ha-chayim, dont vous avez peut-être déjà eu connaissance..."
Il nous montra une peinture complexe et colorée, accrochée au mur. HV reprit:
- A propos d'alphabet, vous avez probablement remarqué le glyphe à l'intérieur du O sur le carton que vous avez reçu. Je me suis demandé si l'ensemble ne représentait pas un Théta grec.
- Peut-être, mais les autres lettres n'ont rien de grec, sinon la dernière, qui ressemble à un gamma minuscule.
" Mais je manque à tous mes devoirs. Veuillez vous asseoir, et vous mettre à l'aise. Je vais vous préparer du thé."
Il s'affaira dans la cuisine attenante, tout en continuant à deviser:
- Le point que vous soulevez est intéressant, car la lettre Théta dérive de l'hébreu Teth, et elle figure sur le carton à côté d'un R, qui vient de l'hébreu Resh, or ces lettres Teth et Resh symbolisent pour nous Tov et Ra', le Bien et le Mal, les deux aspects complémentaires de la Création.
" Je ne crains pas la mort, car nous croyons à la réincarnation des âmes, ce que nous appelons le gilgoul, le "cercle". Selon nos maîtres, Adam a été créé avec 320 étincelles d'âme issues de la brisure des vases, la discontinuité qui a permis la création du monde.
" Ensuite, nous avons la totalité des 160 étincelles de bien dans Abel, et les 160 étincelles de mal dans Caïn, et ceci s'est mal passé, car Caïn a tué Abel, comme vous le savez. Dans cette langue divine qu'est l'hébreu, ceci s'exprime par des relations sur les valeurs des lettres, qui constituent aussi notre système de numération."
Il s'approcha de la table autour de laquelle nous étions assis et griffonna sur un papier qui traînait.
- Vous voyez, Caïn, Qayin en hébreu, s'écrit avec les 3 lettres
Q + Y + N = 100 + 10 + 50 = 160.
Le calcul est différent pour Abel, Hevel,
H x (B + L) = 5 x (2 + 30) = 160.
" Par ailleurs 160 est aussi la valeur du mot arbre, 'ets, et vous savez que Dieu a mis au centre de l'Eden deux arbres, qui sont encore dans un rapport de multiplicité,
l'arbre de vie, 'ets ha-chayim,
OC HHYYM = 160 + 73 = 233,
et l'arbre de la connaissance du bien et du mal, 'ets ha-daat tov wera',
OC HDOT TWB WRO = 160 + 479 + 17 + 276 = 932 = 4 x 233.
" Ceci nous en dit long sur les natures respectives du bien et du mal. J'ajoute que le nom d'Abel peut se lire aussi ha-bal, "le néant", d'où on commence à comprendre pourquoi le bien comme le mal ne peuvent exister à l'état pur. Alors les hommes qui sont venus par la suite ont reçu chacun une part de bien et une part de mal, mais nous continuons à les classer en nous référant à Abel et Caïn, selon la prédominance des nitsotsot, des étincelles..."
- Et les femmes? intervint Hortense. Combien de bonnes étincelles avait Eve?
- Excellente question! Je dois reconnaître que le judaïsme semble avoir été dicté par des hommes pour des hommes, à commencer par notre livre sacré, la Tora, où il faut attendre près de 2000 ans après Eve pour qu'un autre nom de femme soit cité. Et savez-vous qu'une des prières qu'un Juif doit réciter chaque jour lui fait bénir Dieu de ne pas l'avoir fait naître femme?
" Mais les choses changent, et bon nombre d'entre nous omettent cette stupide bénédiction. Il faut tout de même remarquer que les autres religions ne sont pas mieux loties, et je suis pour ma part certain qu'il y aura des femmes rabbins bien avant que votre pape autorise les prêtres à avoir des épouses."
Sur ces bonnes paroles, HV demanda:
- Pouvez-vous nous parler un peu de vous-même, et des raisons qui vous ont fait venir vous installer en France?
- Ma famille vivait en Livonie, et nous y étions heureux tant que la région était sous protectorat allemand. Et puis son administration est passée aux mains des Russes, qui ont considérablement réduit les droits des Juifs. D'humiliation en humiliation, il a fallu se résigner à partir. Mon père a cru avoir trouvé en France une place dans une banque qui nous aurait permis un train de vie correct, mais il est tombé malade peu après notre arrivée, et il m'a fallu subvenir aux besoins de la famille.
" Nous avons une sorte de devise dans la famille à laquelle nous nous efforçons de ne jamais déroger, Or, Lev, Namon. Or, c'est la Lumière, la lumière de la connaissance, et notre nom Orvann signifie précisément "lumière de l'intelligence", ou "lumière de la créativité".
" Lev, c'est le Coeur, ce qui signifie que notre savoir doit d'abord être utilisé pour aider les autres. C'est un mot essentiel qui avait conduit les ancêtres Orvann à s'installer en Livonie, vue comme un "pays du coeur", ou "pays de l'amour". Car pour un hébraïsant lev, liv, love, c'est tout comme. En hébreu, le mot lev s'écrit avec les lettres LB de valeur 32, comme les 32 chemins de la sagesse dont je vous ai parlé, ou comme les lettres BL dont je vous ai parlé, qui dans cet ordre signifient "néant". Dans un sens le néant, rien, dans l'autre le coeur, "tout"."
Je repensai aux mots de Victor Hugo, mort à quelques dizaines de mètres d'ici, Ici rien, ailleurs quelque chose, et me demandai s'il nous contemplait depuis cet ailleurs...
Orvann reprit:
- Namon, c'est l'Argent, car c'est plus facile d'aider les autres si on est riche. Tiens, en hébreu, rish signifie "pauvre", amusant, non?
" Toujours est-il qu'à Riga j'avais étudié avec de grands kabbalistes, qui m'avaient initié au Tarot. Ce fut jadis un simple jeu, mais à la Renaissance de grands esprits l'ont refondu pour y intégrer leurs connaissances ésotériques. Et ces grands esprits ne furent rien moins qu'Albrecht Dürer et Leonardo da Vinci, continuateurs de leurs maîtres, Agrippa von Nettesheim et Piero della Francesca.
" Le Tarot se compose essentiellement de 22 arcanes majeurs, 22 comme les lettres de l'alphabet hébreu, ouvrant à tout un système de correspondances. Une curiosité est que seuls 21 arcanes sont numérotés, de 1 à 21, et qu'il reste une carte, une lame disons-nous, sans numéro, le Fou. C'est encore l'occasion de voir la profondeur de l'hébreu, où "fou" se dit naval, qui est le renversement de lavan, "blanc", un mot qui peut aussi marquer l'absence, l'absence de raison, l'absence de numéro...
" Et tenez, monsieur Alban, vous savez que votre prénom vient du latin albus, "blanc", mais savez-vous que le personnage biblique que vous appelez Laban, le beau-père de Jacob, est en hébreu Lavan, le "Blanc"?
Je repensai à la sinistre blague qui m'avait valu le nom Alban Lenoirc, venu de je ne sais où. Quelques recherches ne m'avaient pas permis de découvrir d'autre personne nommée Lenoirc.
HV avait écouté avec attention Orvann, et il demanda:
- Mais s'il y a une correspondance entre arcanes et lettres, à quelle lettre correspond l'arcane sans numéro, ne serait-ce pas à la lettre numéro 13?
Je devinai qu'il pensait à l'édition des oeuvres de Valmoreno, en 21 volumes numérotés jusqu'à 22, car l'écrivain superstitieux avait refusé la présence d'un volume 13.
- Non, mais c'est curieux que vous posiez cette question, car au Fou, l'arcane sans numéro, correspond la 21e lettre, shin, bizarrement inséré entre les lames 20 et 21,alors que la lame 13 est la Mort, que nous appelons l'Arcane sans nom, qui correspond à notre 13e lettre, mem. C'est curieux, car mem et shin constituent un couple complémentaire, correspondant aux mots mayim et esh, l'Eau et le Feu. Vous aurez d'ailleurs vu un shin sur la mezouza, le boîtier fixé au linteau de ma porte, abritant un parchemin où sont calligraphiés des versets de la Tora.
Orvann alla chercher un jeu de cartes, il en tira deux qu'il posa sur la table.
- Voici un Tarot très récent, peint par mon ami Aldo di Varsal, un jeu qui se veut universel, mais les Anglo-saxons ont envisagé une autre correspondance entre les arcanes majeurs et l'alphabet. Avec peut-être plus de logique, le Fou, l'arcane zéro si l'on veut, correspond à la première lettre de notre alphabet, l'alef, une lettre qui n'a pas de son en elle-même, mais qui sert de support à une voyelle lorsqu'un mot débute par un son vocalique, par exemple. Ensuite, toutes les correspondances alphabétiques sont décalées d'un rang, et voici ces mêmes lames, le Fou et la Mort, dans un autre Tarot moderne, le Wiley-Calterreso.
Il disposa deux autres cartes en dessous des précédentes.
- Vous voyez, le Fou est devenu la lame zéro, et à la lame 13 correspond maintenant la lettre 14 de notre alphabet, noun. Une nouvelle curiosité par rapport à votre remarque, c'est que mem et shin, le Feu et l'Eau, sont deux des trois lettres mères de notre alphabet. La troisième est précisément alef, l'autre correspondance du Fou, alef qui représente l'équilibre entre Feu et Eau, soit l'Air, AWYR en hébreu, qui commence par un alef, ou l'autre élément, la Terre, ARC, qui commence aussi par un alef.
" Notre Tora débute par un verset que tout le monde connaît, Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, mais tout le monde ne sait pas qu'en hébreu "ciel" est un mot pluriel, shamayim, SMYM, qui peut se lire esh-mayim, Feu-Eau, l'opposition résolue par la Terre...
" Bref, ce Tarot Wiley-Calterreso a des aspects intéressants, et il m'arrive de l'utiliser pour mes consultations."
- Mais alors, fit Hortense, est-ce que ça ne change pas le destin de vos clients?
- Madame Hortense, une consultation divinatoire est quelque chose d'extrêmement complexe, où le plus important est d'abord la relation entre le consultant et le consulté. Le moyen utilisé pour stimuler cette relation, que ce soit des cartes ou tout autre moyen, vient en second lieu, et j'imagine que je pourrais dire des choses très différentes à des personnes pour lesquelles je tirerais les mêmes arcanes, mais ceci a en réalité fort peu de chances d'arriver, d'une part parce que les possibilités sont nombreuses, plus de cent millions pour un tirage de cinq lames, d'autre part parce qu'il se passe réellement quelque chose de magique pendant la consultation, et que les arcanes tirés ont un rapport intime avec le consultant.
" Mais voudriez-vous que je fasse un essai avec vous, madame Hortense?"
- Je regrette, mais je me vois un avenir radieux depuis que j'ai rencontré Alban, et je ne souhaite rien de mieux.
- Alors j'imagine qu'il en va de même pour Alban, et je le comprends aisément, mais vous, monsieur Valmondada, vous laisseriez-vous tenter? Peut-être la consultation apportera-t-elle des éléments permettant de faire avancer votre enquête?
- Merci pour votre offre, que je dois encore décliner, car ce n'est pas ainsi que je procède.
- Tant pis. J'aimerais alors faire quelque chose d'exceptionnel, me consulter moi-même. C'est quelque chose qu'en principe un praticien ne doit jamais faire, mais vous conviendrez que les circonstances sont particulières, puisque je dois mourir aujourd'hui, paraît-il.
Il s'était levé et arpentait la pièce fébrilement, comme si cette transgression le bouleversait. Il avait visiblement complètement oublié le thé qu'il nous avait préparé, lequel devait être presque froid maintenant.
Il revint s'asseoir et étala sur la table le mince paquet de cartes, faces invisibles. Il les brassa longuement, l'air concentré, puis les rassembla, les battit, et reposa le paquet.
- Voici, je prends le premier arcane, qu'on appelle l'Affirmation, et qui concerne directement le consultant.
Il retourne la carte qu'il place devant lui, un peu à gauche.
- Eh bien cette lame vient idéalement à propos, c'est le Mage, le Magicien, qui pourrait facilement me désigner. Mais vous voyez que le tirage la fait apparaître renversée, ce qui est parfaitement adapté à cette situation exceptionnelle. C'est moi, et ce n'est pas moi... Mais il faut attendre les lames suivantes pour réfléchir plus avant.
" La lame suivante est la Négation, qui vient contrebalancer l'Affirmation. Tiens, c'est l'arcane sans nom, la Mort, et il est encore renversé. Sa signification n'est pas forcément négative, puisque la mort s'accompagne d'une renaissance, mais ici c'est un peu compliqué car l'Arcane est renversé et qu'il est en position de Négation. Voyons ce qui suit.
Il avait posé la carte au niveau de la première, à sa droite, laissant un espace libre entre les deux. Il posa la carte suivante au-dessus de cet espace.
- Voici le Diable, ou la Diablesse car dans tous les jeux de Tarot ce personnage apparaît avec des attributs féminins. L'arcane 15 apparaît ici comme Argument, et je mentirais en privilégiant une issue favorable. Je préfère pour l'instant m'attacher à la lettre correspondante, samekh, qui signifie "soutien", "affermissement".
Il prit une nouvelle carte et la plaça de manière à former un quinconce avec les trois premières.
- Voici l'arcane 18, la Lune, c'est nettement plus favorable, surtout en cette position clé de Solution. Tiens, Alban, la lune se dit en hébreu levana, ce qui signifie "blanche"... Mais je suis anxieux de savoir quelle va être la dernière lame, la Synthèse...
" C'est la lame 14, la Tempérance, un excellent arcane, représenté par un ange très nettement féminin. Je ne sais pas si vous le voyez comme moi, mais il se dégage une idée très précise de cette colonne centrale, formée de trois lames essentiellement féminines: je vais être réincarné en femme, et ceci me satisfait au plus haut point, car plus j'avance en âge, plus il me semble que les mâles de notre espèce sont responsables de la plupart des maux, et que l'histoire humaine aurait été bien plus positive si les femmes y avaient été décisionnaires...
" Reste la question des deux lames renversées. Je remarque qu'elles correspondent aux lettres alef et mem, les lettres mères qui forment ensemble le mot em, "mère", précisément. Ceci pourrait indiquer que ma "mère", si je puis dire, celle qui porte l'embryon en lequel je vais me réincarner, est menacée elle aussi.
" Autre chose. Ma méthode me fait calculer le nombre correspondant au tirage, par addition des valeurs des lettres des lames en sens normal, et en retranchant celles des lames renversées. Ici cela donne
S + C + N = 60 + 90 + 50 = 200
A + M = 41
200 - 41 = 159
" C'est un nombre intéressant, qui m'évoque une particularité de cette année 1908, un nombre qui peut se factoriser 12 fois 159. La somme des 12 premiers nombres est 78, le nombre total des lames du Tarot, en comptant les arcanes inférieurs. 1908, c'est encore 36 fois 53, deux nombres importants. Savez-vous que selon nos sages, le monde a été créé 3816 ans avant votre an 1, et 3816, c'est exactement le double de 1908..."
- Mais ce n'est pas possible!, interrompit Hortense. Nous savons aujourd'hui que la terre existe depuis des millions d'années, et la vie des centaines de milliers.
- Ma chère Hortense, vous avez raison, mais ce que vous évoquez, c'est la réalité scientifique, qui n'est accessible que depuis quelques dizaines d'années. Or pendant plus de 2000 ans, la seule réalité que mon peuple a connue, et avec lui tous ceux qui se sont inspirés de l'Ancien Testament, c'est celle transmise par nos livres sacrés, selon laquelle Dieu a créé l'homme cinq jours après avoir créé l'univers. Des dizaines et des dizaines de générations ont cru cela, et ont érigé des civilisations à partir de ces croyances. La science peut aujourd'hui prouver que ces croyances étaient fausses, mais elle ne peut pas effacer tout ce qu'elles ont contribué à créer, les coutumes, les arts, les symboles, les structures mêmes de notre pensée...
" Alors je reviens à mes nombres 36 et 53. Une des croyances de nos sages est que le monde ne continue à exister que grâce à 36 Justes, des personnes d'une extrême probité, qui n'ont pas conscience elles-mêmes d'être des Justes.
" 53, c'est la valeur du mot even, "pierre". Les Justes seraient les pierres sur lesquelles reposent le monde. Toujours selon nos sages, la durée d'existence du monde est évaluée à 6000 ans, et nous n'en sommes pas loin, puisque nous sommes actuellement en l'an 5724 de notre calendrier.
" Alors, si Dieu en avait assez de ce monde, s'il faisait disparaître ces Justes en prélude à sa fin, en cette année symbolique. Qui sait? Le moyen de reconnaître ces Justes est peut-être l'anagramme..."
- C'est une idée intéressante, dit HV, mais il est difficile de voir des Justes en plusieurs de nos clients. Il y a notamment un maître chanteur, un tueur à gages, une prostituée. Est-ce compatible avec votre notion de justice?
Orvann ne répondit pas. Il avait posé son menton entre ses mains et semblait contempler, la tête baissée, les cinq cartes de Tarot devant lui. Après quelques instants, je le hélai, puis me hasardai à lui secouer l'épaule. Il s'effondra sur la table. Nous nous précipitâmes autour de lui, pour constater qu'il ne respirait plus, que son coeur avait cessé de battre. Un médecin rapidement intervenu ne put que constater le décès, sans s'en expliquer la cause. L'autopsie réalisée ensuite n'en apprit pas davantage.
Il me faut faire un bond de quelques semaines dans l'avenir pour apporter un semblant de conclusion à cette affaire, tenant de la pure fantasmagorie.
Lorsque, à la date désirée par Monlorné, les étranges dispositions de son héritage furent publiées et firent les gros titres de la presse, Maître Lepertuis reçut nombre de revendications souvent fantaisistes, mais que nous étudiâmes cas par cas, et l'un attira toute notre attention.
Le 16 février était née Nora Velmon à la maternité de la rue Julien-Lacroix, dans le XXe. La mère était morte en couches, le bébé était venu au monde un peu avant midi, au moment même où mourait Elmo Orvann.
Si Nora Velmon était bien une anagramme répondant aux exigences du testament, elle ne pouvait prétendre à l'héritage puisque seuls étaient éligibles les possesseurs d'une pièce d'identité antérieure à 1902.
HV ne parut pas surpris de mon rapprochement avec Hortense. Il écouta attentivement notre rapport sur le Vélo Mannor, posa quelques questions, notamment à Rose-Andrée qui avait longuement conversé avec Norman Love, puis il nous donna quelques informations sur le nouveau cas.
- Cet Orvann est une sorte de voyant qui a une clientèle huppée dans les beaux quartiers. Il paraît même que le Président du Conseil ne prend jamais une décision importante sans l'avoir consulté. Une de ses protectrices, la comtesse Z., lui a fourni un petit appartement, avenue Victor-Hugo. Les hommes de Seurcé surveillent les lieux. Il est prévu que nous allions le visiter jeudi matin, Alban, pour passer la journée fatidique avec lui.
- Hortense pourrait-elle nous accompagner ? demandai-je, car il me semblait maintenant fort difficile de demeurer plus de quelques instants loin d'elle.
- Pourquoi pas ? Cette affaire est si embrouillée qu'un peu d'intuition féminine pourrait nous aider...
- Tiens, fis-je, c'est aujourd'hui l'anniversaire de Victor Hugo.
- Il aurait eu 106 ans, précisa HV, comme Monlorné, et il les aurait peut-être atteints s'il avait pris du Véranomnol...
Nous étions arrivés à destination. Elmo Orvann habitait au troisième étage du numéro 3, et nous sonnions bientôt à sa porte, sur le linteau de laquelle était fixé, en hauteur, un objet longitudinal orné d'un étrange signe.
C'était un petit homme au visage en grande partie caché par de longues boucles de cheveux blancs, une moustache et une barbe qui semblaient n'avoir jamais connu le fil d'un rasoir. Restaient deux yeux malicieux derrière d'épais verres de lunettes.
- Mes chers amis, je suis honoré d'accueillir le grand Valmondada et ses collaborateurs dans ma modeste demeure, même si les circonstances ne semblent guère favorables, à ce que j'ai compris...
- Eh oui. Vous pourriez être la dixième victime d'un mystérieux tueur, qui semble viser les porteurs des anagrammes des lettres formant par exemple votre nom. Je dois avouer que, bien que nous ayons connu les victimes et les dates des trois derniers meurtres, nous n'avons pu les empêcher...
- Les anagrammes... Vous savez sans doute que je suis Juif, et nous utilisons beaucoup ce procédé, que nous appelons tsérouf, pour interpréter nos textes sacrés. Je serais le dixième... Vous savez que tous les alphabets sont issus de l'alphabet hébreu, qui compte 22 lettres, les otiot, et ces 22 lettres forment avec les 10 chiffres, les sefirot, les 32 voies de la Sagesse, la chokhma." Voici un tableau où j'ai représenté ces 32 voies, formant l'Arbre de Vie, 'Ets ha-chayim, dont vous avez peut-être déjà eu connaissance..."
Il nous montra une peinture complexe et colorée, accrochée au mur. HV reprit:
- Peut-être, mais les autres lettres n'ont rien de grec, sinon la dernière, qui ressemble à un gamma minuscule.
" Mais je manque à tous mes devoirs. Veuillez vous asseoir, et vous mettre à l'aise. Je vais vous préparer du thé."
Il s'affaira dans la cuisine attenante, tout en continuant à deviser:
- Le point que vous soulevez est intéressant, car la lettre Théta dérive de l'hébreu Teth, et elle figure sur le carton à côté d'un R, qui vient de l'hébreu Resh, or ces lettres Teth et Resh symbolisent pour nous Tov et Ra', le Bien et le Mal, les deux aspects complémentaires de la Création.
" Je ne crains pas la mort, car nous croyons à la réincarnation des âmes, ce que nous appelons le gilgoul, le "cercle". Selon nos maîtres, Adam a été créé avec 320 étincelles d'âme issues de la brisure des vases, la discontinuité qui a permis la création du monde.
" Ensuite, nous avons la totalité des 160 étincelles de bien dans Abel, et les 160 étincelles de mal dans Caïn, et ceci s'est mal passé, car Caïn a tué Abel, comme vous le savez. Dans cette langue divine qu'est l'hébreu, ceci s'exprime par des relations sur les valeurs des lettres, qui constituent aussi notre système de numération."
Il s'approcha de la table autour de laquelle nous étions assis et griffonna sur un papier qui traînait.
- Vous voyez, Caïn, Qayin en hébreu, s'écrit avec les 3 lettres
Q + Y + N = 100 + 10 + 50 = 160.
Le calcul est différent pour Abel, Hevel,
H x (B + L) = 5 x (2 + 30) = 160.
" Par ailleurs 160 est aussi la valeur du mot arbre, 'ets, et vous savez que Dieu a mis au centre de l'Eden deux arbres, qui sont encore dans un rapport de multiplicité,
l'arbre de vie, 'ets ha-chayim,
OC HHYYM = 160 + 73 = 233,
et l'arbre de la connaissance du bien et du mal, 'ets ha-daat tov wera',
OC HDOT TWB WRO = 160 + 479 + 17 + 276 = 932 = 4 x 233.
" Ceci nous en dit long sur les natures respectives du bien et du mal. J'ajoute que le nom d'Abel peut se lire aussi ha-bal, "le néant", d'où on commence à comprendre pourquoi le bien comme le mal ne peuvent exister à l'état pur. Alors les hommes qui sont venus par la suite ont reçu chacun une part de bien et une part de mal, mais nous continuons à les classer en nous référant à Abel et Caïn, selon la prédominance des nitsotsot, des étincelles..."
- Et les femmes? intervint Hortense. Combien de bonnes étincelles avait Eve?
- Excellente question! Je dois reconnaître que le judaïsme semble avoir été dicté par des hommes pour des hommes, à commencer par notre livre sacré, la Tora, où il faut attendre près de 2000 ans après Eve pour qu'un autre nom de femme soit cité. Et savez-vous qu'une des prières qu'un Juif doit réciter chaque jour lui fait bénir Dieu de ne pas l'avoir fait naître femme?
" Mais les choses changent, et bon nombre d'entre nous omettent cette stupide bénédiction. Il faut tout de même remarquer que les autres religions ne sont pas mieux loties, et je suis pour ma part certain qu'il y aura des femmes rabbins bien avant que votre pape autorise les prêtres à avoir des épouses."
Sur ces bonnes paroles, HV demanda:
- Pouvez-vous nous parler un peu de vous-même, et des raisons qui vous ont fait venir vous installer en France?
- Ma famille vivait en Livonie, et nous y étions heureux tant que la région était sous protectorat allemand. Et puis son administration est passée aux mains des Russes, qui ont considérablement réduit les droits des Juifs. D'humiliation en humiliation, il a fallu se résigner à partir. Mon père a cru avoir trouvé en France une place dans une banque qui nous aurait permis un train de vie correct, mais il est tombé malade peu après notre arrivée, et il m'a fallu subvenir aux besoins de la famille.
" Nous avons une sorte de devise dans la famille à laquelle nous nous efforçons de ne jamais déroger, Or, Lev, Namon. Or, c'est la Lumière, la lumière de la connaissance, et notre nom Orvann signifie précisément "lumière de l'intelligence", ou "lumière de la créativité".
" Lev, c'est le Coeur, ce qui signifie que notre savoir doit d'abord être utilisé pour aider les autres. C'est un mot essentiel qui avait conduit les ancêtres Orvann à s'installer en Livonie, vue comme un "pays du coeur", ou "pays de l'amour". Car pour un hébraïsant lev, liv, love, c'est tout comme. En hébreu, le mot lev s'écrit avec les lettres LB de valeur 32, comme les 32 chemins de la sagesse dont je vous ai parlé, ou comme les lettres BL dont je vous ai parlé, qui dans cet ordre signifient "néant". Dans un sens le néant, rien, dans l'autre le coeur, "tout"."
Je repensai aux mots de Victor Hugo, mort à quelques dizaines de mètres d'ici, Ici rien, ailleurs quelque chose, et me demandai s'il nous contemplait depuis cet ailleurs...
Orvann reprit:
- Namon, c'est l'Argent, car c'est plus facile d'aider les autres si on est riche. Tiens, en hébreu, rish signifie "pauvre", amusant, non?
" Toujours est-il qu'à Riga j'avais étudié avec de grands kabbalistes, qui m'avaient initié au Tarot. Ce fut jadis un simple jeu, mais à la Renaissance de grands esprits l'ont refondu pour y intégrer leurs connaissances ésotériques. Et ces grands esprits ne furent rien moins qu'Albrecht Dürer et Leonardo da Vinci, continuateurs de leurs maîtres, Agrippa von Nettesheim et Piero della Francesca.
" Le Tarot se compose essentiellement de 22 arcanes majeurs, 22 comme les lettres de l'alphabet hébreu, ouvrant à tout un système de correspondances. Une curiosité est que seuls 21 arcanes sont numérotés, de 1 à 21, et qu'il reste une carte, une lame disons-nous, sans numéro, le Fou. C'est encore l'occasion de voir la profondeur de l'hébreu, où "fou" se dit naval, qui est le renversement de lavan, "blanc", un mot qui peut aussi marquer l'absence, l'absence de raison, l'absence de numéro...
" Et tenez, monsieur Alban, vous savez que votre prénom vient du latin albus, "blanc", mais savez-vous que le personnage biblique que vous appelez Laban, le beau-père de Jacob, est en hébreu Lavan, le "Blanc"?
Je repensai à la sinistre blague qui m'avait valu le nom Alban Lenoirc, venu de je ne sais où. Quelques recherches ne m'avaient pas permis de découvrir d'autre personne nommée Lenoirc.
HV avait écouté avec attention Orvann, et il demanda:
- Mais s'il y a une correspondance entre arcanes et lettres, à quelle lettre correspond l'arcane sans numéro, ne serait-ce pas à la lettre numéro 13?
Je devinai qu'il pensait à l'édition des oeuvres de Valmoreno, en 21 volumes numérotés jusqu'à 22, car l'écrivain superstitieux avait refusé la présence d'un volume 13.
- Non, mais c'est curieux que vous posiez cette question, car au Fou, l'arcane sans numéro, correspond la 21e lettre, shin, bizarrement inséré entre les lames 20 et 21,alors que la lame 13 est la Mort, que nous appelons l'Arcane sans nom, qui correspond à notre 13e lettre, mem. C'est curieux, car mem et shin constituent un couple complémentaire, correspondant aux mots mayim et esh, l'Eau et le Feu. Vous aurez d'ailleurs vu un shin sur la mezouza, le boîtier fixé au linteau de ma porte, abritant un parchemin où sont calligraphiés des versets de la Tora.
Orvann alla chercher un jeu de cartes, il en tira deux qu'il posa sur la table.
Il disposa deux autres cartes en dessous des précédentes.
" Notre Tora débute par un verset que tout le monde connaît, Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, mais tout le monde ne sait pas qu'en hébreu "ciel" est un mot pluriel, shamayim, SMYM, qui peut se lire esh-mayim, Feu-Eau, l'opposition résolue par la Terre...
" Bref, ce Tarot Wiley-Calterreso a des aspects intéressants, et il m'arrive de l'utiliser pour mes consultations."
- Mais alors, fit Hortense, est-ce que ça ne change pas le destin de vos clients?
- Madame Hortense, une consultation divinatoire est quelque chose d'extrêmement complexe, où le plus important est d'abord la relation entre le consultant et le consulté. Le moyen utilisé pour stimuler cette relation, que ce soit des cartes ou tout autre moyen, vient en second lieu, et j'imagine que je pourrais dire des choses très différentes à des personnes pour lesquelles je tirerais les mêmes arcanes, mais ceci a en réalité fort peu de chances d'arriver, d'une part parce que les possibilités sont nombreuses, plus de cent millions pour un tirage de cinq lames, d'autre part parce qu'il se passe réellement quelque chose de magique pendant la consultation, et que les arcanes tirés ont un rapport intime avec le consultant.
" Mais voudriez-vous que je fasse un essai avec vous, madame Hortense?"
- Je regrette, mais je me vois un avenir radieux depuis que j'ai rencontré Alban, et je ne souhaite rien de mieux.
- Alors j'imagine qu'il en va de même pour Alban, et je le comprends aisément, mais vous, monsieur Valmondada, vous laisseriez-vous tenter? Peut-être la consultation apportera-t-elle des éléments permettant de faire avancer votre enquête?
- Merci pour votre offre, que je dois encore décliner, car ce n'est pas ainsi que je procède.
- Tant pis. J'aimerais alors faire quelque chose d'exceptionnel, me consulter moi-même. C'est quelque chose qu'en principe un praticien ne doit jamais faire, mais vous conviendrez que les circonstances sont particulières, puisque je dois mourir aujourd'hui, paraît-il.
Il s'était levé et arpentait la pièce fébrilement, comme si cette transgression le bouleversait. Il avait visiblement complètement oublié le thé qu'il nous avait préparé, lequel devait être presque froid maintenant.
Il revint s'asseoir et étala sur la table le mince paquet de cartes, faces invisibles. Il les brassa longuement, l'air concentré, puis les rassembla, les battit, et reposa le paquet.
- Voici, je prends le premier arcane, qu'on appelle l'Affirmation, et qui concerne directement le consultant.
Il retourne la carte qu'il place devant lui, un peu à gauche.
- Eh bien cette lame vient idéalement à propos, c'est le Mage, le Magicien, qui pourrait facilement me désigner. Mais vous voyez que le tirage la fait apparaître renversée, ce qui est parfaitement adapté à cette situation exceptionnelle. C'est moi, et ce n'est pas moi... Mais il faut attendre les lames suivantes pour réfléchir plus avant.
" La lame suivante est la Négation, qui vient contrebalancer l'Affirmation. Tiens, c'est l'arcane sans nom, la Mort, et il est encore renversé. Sa signification n'est pas forcément négative, puisque la mort s'accompagne d'une renaissance, mais ici c'est un peu compliqué car l'Arcane est renversé et qu'il est en position de Négation. Voyons ce qui suit.
Il avait posé la carte au niveau de la première, à sa droite, laissant un espace libre entre les deux. Il posa la carte suivante au-dessus de cet espace.
- Voici le Diable, ou la Diablesse car dans tous les jeux de Tarot ce personnage apparaît avec des attributs féminins. L'arcane 15 apparaît ici comme Argument, et je mentirais en privilégiant une issue favorable. Je préfère pour l'instant m'attacher à la lettre correspondante, samekh, qui signifie "soutien", "affermissement".
Il prit une nouvelle carte et la plaça de manière à former un quinconce avec les trois premières.
- Voici l'arcane 18, la Lune, c'est nettement plus favorable, surtout en cette position clé de Solution. Tiens, Alban, la lune se dit en hébreu levana, ce qui signifie "blanche"... Mais je suis anxieux de savoir quelle va être la dernière lame, la Synthèse...
" C'est la lame 14, la Tempérance, un excellent arcane, représenté par un ange très nettement féminin. Je ne sais pas si vous le voyez comme moi, mais il se dégage une idée très précise de cette colonne centrale, formée de trois lames essentiellement féminines: je vais être réincarné en femme, et ceci me satisfait au plus haut point, car plus j'avance en âge, plus il me semble que les mâles de notre espèce sont responsables de la plupart des maux, et que l'histoire humaine aurait été bien plus positive si les femmes y avaient été décisionnaires...
" Reste la question des deux lames renversées. Je remarque qu'elles correspondent aux lettres alef et mem, les lettres mères qui forment ensemble le mot em, "mère", précisément. Ceci pourrait indiquer que ma "mère", si je puis dire, celle qui porte l'embryon en lequel je vais me réincarner, est menacée elle aussi.
" Autre chose. Ma méthode me fait calculer le nombre correspondant au tirage, par addition des valeurs des lettres des lames en sens normal, et en retranchant celles des lames renversées. Ici cela donne
S + C + N = 60 + 90 + 50 = 200
A + M = 41
200 - 41 = 159
" C'est un nombre intéressant, qui m'évoque une particularité de cette année 1908, un nombre qui peut se factoriser 12 fois 159. La somme des 12 premiers nombres est 78, le nombre total des lames du Tarot, en comptant les arcanes inférieurs. 1908, c'est encore 36 fois 53, deux nombres importants. Savez-vous que selon nos sages, le monde a été créé 3816 ans avant votre an 1, et 3816, c'est exactement le double de 1908..."
- Mais ce n'est pas possible!, interrompit Hortense. Nous savons aujourd'hui que la terre existe depuis des millions d'années, et la vie des centaines de milliers.
- Ma chère Hortense, vous avez raison, mais ce que vous évoquez, c'est la réalité scientifique, qui n'est accessible que depuis quelques dizaines d'années. Or pendant plus de 2000 ans, la seule réalité que mon peuple a connue, et avec lui tous ceux qui se sont inspirés de l'Ancien Testament, c'est celle transmise par nos livres sacrés, selon laquelle Dieu a créé l'homme cinq jours après avoir créé l'univers. Des dizaines et des dizaines de générations ont cru cela, et ont érigé des civilisations à partir de ces croyances. La science peut aujourd'hui prouver que ces croyances étaient fausses, mais elle ne peut pas effacer tout ce qu'elles ont contribué à créer, les coutumes, les arts, les symboles, les structures mêmes de notre pensée...
" Alors je reviens à mes nombres 36 et 53. Une des croyances de nos sages est que le monde ne continue à exister que grâce à 36 Justes, des personnes d'une extrême probité, qui n'ont pas conscience elles-mêmes d'être des Justes.
" 53, c'est la valeur du mot even, "pierre". Les Justes seraient les pierres sur lesquelles reposent le monde. Toujours selon nos sages, la durée d'existence du monde est évaluée à 6000 ans, et nous n'en sommes pas loin, puisque nous sommes actuellement en l'an 5724 de notre calendrier.
" Alors, si Dieu en avait assez de ce monde, s'il faisait disparaître ces Justes en prélude à sa fin, en cette année symbolique. Qui sait? Le moyen de reconnaître ces Justes est peut-être l'anagramme..."
- C'est une idée intéressante, dit HV, mais il est difficile de voir des Justes en plusieurs de nos clients. Il y a notamment un maître chanteur, un tueur à gages, une prostituée. Est-ce compatible avec votre notion de justice?
Orvann ne répondit pas. Il avait posé son menton entre ses mains et semblait contempler, la tête baissée, les cinq cartes de Tarot devant lui. Après quelques instants, je le hélai, puis me hasardai à lui secouer l'épaule. Il s'effondra sur la table. Nous nous précipitâmes autour de lui, pour constater qu'il ne respirait plus, que son coeur avait cessé de battre. Un médecin rapidement intervenu ne put que constater le décès, sans s'en expliquer la cause. L'autopsie réalisée ensuite n'en apprit pas davantage.
Il me faut faire un bond de quelques semaines dans l'avenir pour apporter un semblant de conclusion à cette affaire, tenant de la pure fantasmagorie.
Lorsque, à la date désirée par Monlorné, les étranges dispositions de son héritage furent publiées et firent les gros titres de la presse, Maître Lepertuis reçut nombre de revendications souvent fantaisistes, mais que nous étudiâmes cas par cas, et l'un attira toute notre attention.
Le 16 février était née Nora Velmon à la maternité de la rue Julien-Lacroix, dans le XXe. La mère était morte en couches, le bébé était venu au monde un peu avant midi, au moment même où mourait Elmo Orvann.
Si Nora Velmon était bien une anagramme répondant aux exigences du testament, elle ne pouvait prétendre à l'héritage puisque seuls étaient éligibles les possesseurs d'une pièce d'identité antérieure à 1902.
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