dimanche 15 avril 2018

4 - Doses d'anagrammes là


  Le 26 janvier, en début d'après-midi, nous avions à nouveau la visite du préfet Lédène, accompagné du chef de la Sureté, Seurcé.
  Ce fut le préfet qui ouvrit la séance:
- Comme je vous l'ai dit hier soir au téléphone, mon cher HV, nous vous sommes au plus haut point redevables de votre idée d'examiner minutieusement ce qui s'est passé le 2 janvier. Grâce à vous, nous y voyons enfin plus clair dans cette ahurissante affaire du Tueur des anagrammes, et nous y verrons encore plus clair tout à l'heure, car lorsque j'ai téléphoné ce matin au notaire de Monlorné, à Caen, celui-ci m'a dit que le testament du docteur contenait des informations qui nous intéresseraient au plus haut point, mais il n'a pas voulu en dire plus au téléphone. Il a pris le premier train pour Paris et devrait être là dans environ une demi-heure, car je me suis permis de le faire venir ici.
- Vous avez fait pour le mieux, mon cher Charles, et en attendant cet estimable notaire, daignerez-vous nous fournir les résultats de vos investigations?
  Ce fut Emile Seurcé qui prit la parole.

- Donc, votre suggestion nous a conduit à distinguer un événement du 2 janvier, la mort du docteur Valentin-Andreae Monlorné, lequel était né le 2 janvier 1802.
- Ce siècle avait deux ans, cet an avait deux jours..., commenta HV.
- Il faut tout de suite préciser que cette mort ne peut en aucun cas résulter d'une quelconque malveillance, et c'est plutôt un miracle que le docteur Vamieux, comme il se faisait appeler, ait vécu jusqu'à ce jour, car il était depuis plusieurs semaines entre la vie et la mort.
"  Mais il voulait désespérément vivre jusqu'à son anniversaire, et il y est parvenu. Il s'est éteint dans les premières heures du 2 janvier, entouré et encouragé par les siens.
"  La nouvelle n'a pas été à la une des journaux, car Monlorné tenait à mener une vie privée discrète, si bien que le public ne savait pas grand-chose de cet homme qui était pourtant à la tête d'une des plus grosses fortunes de France, sinon la plus grosse.
"  Sa plus récente apparition au-devant de la scène a été à l'occasion de son dernier mariage, en avril 1895, lorsqu'il a épousé une femme de moins de 40 ans, lui-même étant âgé de 93 ans. Il était alors en pleine forme, et constituait une vivante publicité pour le produit phare du laboratoire Vamieux, le Véranomnol, la pastille qui vous garde au printemps de la vie.
"  Monlorné est né dans une famille de comédiens et d'artistes, où sa décision de devenir médecin a provoqué une certaine consternation, mais rien n'y a fait. Il a exercé pendant une quinzaine d'années sa profession, jusqu'à ce qu'il sente qu'il pouvait venir en aide à beaucoup plus de monde en créant des potions efficientes. Ce fut donc la naissance du laboratoire Vamieux, qui ne cessa de prendre de l'importance pendant des décennies.
"  Une caractéristique des médications Vamieux était leurs noms, dérivés plus ou moins directement du nom de leur créateur. Il y a eu le Somnolsanrev, au nom suffisamment évocateur, le premier succès des laboratoires. Le Sénoralov, pour affermir les poitrines, de la jeune fille à la mère de nombreux enfants, le Vénorol, pour activer la circulation, l'Amorolven, pour redonner aux ongles tout leur brillant... Bref toute une panoplie pour tous les tracas quotidiens, et surtout le Véranomnol, assurant la jeunesse et la longévité de tous les organes, dont il se vend quotidiennement des milliers de boîtes.
"  Vous remarquerez que VERANOMNOL est l'anagramme exacte des noms de nos victimes, comme du nom du docteur, précédé des initiales de son double prénom, V-A MONLORNE."


  HV resta quelques instants silencieux, pensif, et dit:
- Il s'agirait donc d'une question d'argent...
  Ce fut au tour du préfet de reprendre la parole:
- C'est du moins ce que m'a laissé entendre maître Lepertuis, lequel doit bientôt arriver avec le testament de Monlorné. Il s'agit en effet d'une fortune colossale qui pourrait dépasser la dizaine de milliards, mais qui est difficile à évaluer car Monlorné a consacré une partie des formidables bénéfices du laboratoire Vamieux à acquérir des oeuvres d'art, avec un flair remarquable car les artistes qu'il a privilégiés ont souvent vu leur cote grimper, de façon parfois inimaginable. Il faudrait un inventaire complet de ses collections, abritées dans l'immense manoir qu'il a fait construire entre Lion-sur-Mer et Hermanville, pour avoir une idée des sommes en jeu.
"  Il s'est aussi constitué une importante bibliothèque, avec de nombreux ouvrages rares sur la médecine et l'ésotérisme, car le secret de ses potions était en rapport avec ses recherches ésotériques. Certains de ses ouvrages sont les seuls exemplaires connus des premières éditions.
"  Ces dépenses somptueuses n'ont pas empêché Monlorné d'être aussi un grand philanthrope. Il a entièrement financé plusieurs hôpitaux, fait de multiples dons à des associations caritatives..."
  Le timbre de la sonnette retentit. Ce devait être le notaire attendu.

  J'allais ouvrir, et c'était effectivement Me Lepertuis, un gros homme rubicond, la soixantaine, le souffle un peu court bien que notre immeuble soit équipé d'un ascenseur. Je le conduisis au bureau de HV, le fis asseoir, et lui demandai s'il désirait quelque rafraîchissement. Il choisit de se contenter d'un grand verre d'eau.
-  C'est un grand honneur pour moi de rencontrer tant d'illustres personnages, messieurs, commença-t-il, après avoir bu d'un trait la moitié de son verre.
"  Il n'est pas dans les habitudes de mon étude de trahir les secrets qui lui sont confiés, mais ce dont m'a informé ce matin monsieur le Préfet m'a convaincu qu'il fallait que je vous communique le contenu du testament de monsieur Monlorné, lequel devait de toute façon être rendu public dans quelques semaines."
  Il tira une liasse de feuillets de sa sacoche.
- J'ai apporté le document, dont il n'existe qu'un seul autre exemplaire, en mon étude de Caen. En voici donc la teneur.
   Je soussigné Valentin-Andreae Monlorné, fils légitime de Urbain Monlorné et de Rosinha Cruzado, domicilié à Hermanville-sur-Mer, déclare que ce qui suit constitue mes dernières volontés, en ce 2 janvier 1902, mon centième anniversaire.
- Je vais passer sur diverses dispositions qui me semblent de peu d'intérêt pour vous, les legs à la domesticité, le devenir du laboratoire Vamieux, que Valentin dirigeait depuis de nombreuses années avec sa fille Salomé, et son petit-fils Maxime est depuis moins longtemps également associé à la direction.
"  Divers fonds ont été placés pour assurer des rentes à diverses associations auxquelles Valentin contribuait régulièrement.
"  L'actuelle épouse de Valentin, Mathilde, est écartée de la succession, et sommée de renoncer à toute velléité de contester le testament. Sinon serait rendue publique l'enquête d'un cabinet de détectives qui a établi de multiples manquements à leur contrat de mariage. Elle ne pourra que conserver sa garde-robe, ses bijoux, et les divers cadeaux que lui a faits Valentin, dont tout de même une villa sur la Riviera. Je vous rappelle que les deux précédentes épouses de Valentin sont décédées.
"  J'en arrive à l'essentiel, le devenir de la fortune personnelle de Valentin, et de toutes ses collections, le manoir restant le siège social du laboratoire."
  En ce qui concerne le reste de mes biens, j'ai pris une décision quelque peu inhabituelle. J'ai fait de mon vivant tout mon possible pour aider les miens à trouver leur voie, en tâchant de leur inculquer le sens de ma devise, Laborare. Je crois qu'ils ont tous réussi, chacun dans son domaine, et qu'un soudain afflux d'argent pourrait remettre en cause ces réussites, aussi j'ai décidé de léguer ma fortune à de parfaits inconnus, car je suis depuis longtemps persuadé que le hasard est un moteur essentiel de la destinée.
  Alors ces inconnus, ce seront les citoyens français, hommes ou femmes, dont l'ensemble prénom-nom, selon une carte d'identité ou un passeport délivré avant ce 2 janvier 1902, est l'exacte anagramme du remède qui a fait ma fortune comme ma longévité, le Véranomnol.
  Je laisse à mon notaire, Me Lepertuis, le soin de décider des modalités d'application de mes volontés. Un certain temps sera nécessaire, je présume, pour trouver ces personnes dont je n'ai aucune idée du nombre. Mes collections seront vendues aux enchères, l'argent obtenu sera ajouté à mes avoirs divers en espèces, et le tout sera partagé également entre tous ces héritiers dont je ne sais rien.
  Fait à Caen, le 2 janvier 1902, en présence de deux témoins pour la signature, les frères Alain et Alex Tuillier.
- Le document a été dûment signé, les témoins sont deux tailleurs dont la boutique est en bas de mon immeuble, à Caen, des frères jumeaux.
"  Valentin a désiré ajouter un codicille l'an dernier. En voici la teneur."
  En ce 28 mars 1907, je me sens toujours en pleine possession de mes moyens et espère atteindre l'âge de 106 ans, ce qui était depuis longtemps mon souhait secret.
  Si j'y parviens, voici les exactes modalités qui devront suivre ma mort.
  Mon testament ne sera rendu public que le 106e jour à compter de celui de mon décès, ce jour étant inclus.
  Les héritiers pourront se faire connaître de Me Lepertuis s'ils le désirent, mais ce ne sera que 120 jours après le jour de cette publication, ce jour n'étant pas inclus, qu'ils devront se présenter ou se faire représenter en l'étude de Me Lepertuis, munis de tous les papiers nécessaires à leurs identifications. C'est alors, et alors seulement, qu'ils seront institués mes légataires, et leurs familles n'auraient aucun droit sur leurs parts d'héritage s'ils venaient à mourir précédemment. En revanche, à compter de ce jour, pourvu que leur identité ait été authentifiée, la part d'héritage leur sera définitivement acquise, et transmise à leurs héritiers en cas de décès.
- Voilà. La signature du document a encore eu pour témoins les frères Tuillier. Il n'y a pas eu d'autre modification depuis, et le testament devra donc être rendu public le 16 avril. 120 jours plus tard, la séance de désignation des héritiers sera le 14 août.
"  Lorsque monsieur le Préfet m'a appris la mort de plusieurs personnes dont les noms étaient des anagrammes de Véranomnol, il m'a paru nécessaire de révéler aux enquêteurs le contenu du testament, pour éviter d'autres morts, en parfait accord avec ce que j'imagine des volontés de mon client, dont la vie entière a été consacrée à soulager les maux de l'humanité."
  HV se leva et vint lui serrer vigoureusement la main.
- Cette attitude vous honore, mon cher maître, et tout homme de coeur aurait agi comme vous. Maintenant, je crois qu'il est temps pour vous de prendre congé si vous voulez être rentré à Caen ce soir. Je vous fais conduire à Saint-Lazare par mon chauffeur.
  Il revint à son bureau et prit l'interphone :
- Dom, vous voudrez bien sortir l'automobile pour Me Lepertuis, et le conduire à la gare. Merci.

  Après de brèves effusions et congratulations avec le consciencieux notaire, je l'accompagnai jusqu'à la cour de l'immeuble où vrombissait la soixante-chevaux de HV. Je serrai encore la main du notaire et lui ouvris la portière.
  Je rejoignis ensuite en hâte le bureau, où la discussion reprit bon train. HV dit:
- En somme, Omar el Vonn, le modeste jardinier conspué par toute la France bien-pensante, serait pour le moment le seul héritier de la fortune la plus colossale dont on puisse rêver. Je n'ose imaginer le tollé que ça va provoquer lorsque l'opinion sera informée.
  Le chef de la Sûreté intervint:
- Eh bien, depuis notre dernière réunion, nous avons découvert deux nouveaux personnages, que nous savons maintenant pouvoir être les héritiers de Monlorné. C'est encore notre brillant inspecteur de la Brigade Mondaine, Chalin, qui les a dénichés, en fait assez facilement car ce sont de louches individus sur lesquels nous gardons un oeil depuis leur arrivée en France.
"  Le premier est l'ancien colonel anglais Sebastian Moran, qui avait d'abord émigré aux Etats-Unis, puis avait dû quitter précipitamment New York en 1894, paraît-il à la suite d'un attentat manqué contre votre principal rival international, le détective Samson Sholem. A cause d'une bizarre histoire où il intervient un "col en V", il a choisi de se faire naturaliser sous le nom Vonel Moran, ce qui a été agréé par l'état civil.
"  L'autre est une crapule de la pire espèce, l'Irlandais Augustus O'Malvernon, un maître chanteur qui a d'abord exercé sa coupable activité à Dublin, jusqu'à ce que le suicide d'une de ses victimes le contraigne à s'exiler en 1899. Il continue aujourd'hui son odieux métier à Paris, avec tant de précautions que la loi ne peut rien contre lui. Toujours est-il que, par une étrange facétie de l'état civil, le nom qu'il porte désormais sur ses papiers est O Malvernon, comme si "O" était son prénom."
- C'est effectivement de la plus haute étrangeté, et ceci me rappelle le cas de Van Loornem, pratiquement identique puisque le flamand "van" est l'équivalent de l'irlandais "O'". C'est à se demander si ces gens n'étaient pas au courant d'une façon ou d'une autre du futur testament de Monlorné. Il faudra demander dans son entourage de quand datent ses intentions testamentaires, si quelqu'un en sait quelque chose...
"  Et Omar el Vonn, sait-on si une quelconque bizarrerie est attachée au choix de son nom français?"
- Nous lui avions demandé, il semble que son nom en arabe classique soit elvan, ce qui signifie "l'arrosoir", belle prédisposition pour son futur métier de jardinier. Dans l'ouest du Maghreb, ce mot se prononce plutôt elvon, et lors de sa naturalisation il a choisi l'orthographe el Vonn pour éviter la nasalisation de la dernière syllabe.
- Bon, en tout cas, puisque tout ceci est en rapport avec les médicaments, je crois avoir eu ma dose d'anagrammes pour aujourd'hui, mais je crains que ce soit loin d'être terminé.

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