lundi 2 avril 2018

17 - Que d'or ! Année de la foi


1er juin. C'était en vain que Nolven Amor avait rendu publique sa renonciation à l'héritage Monlorné, car ce jour il reçut le carton fatidique, annonciateur de sa mort le 3 juin, 153 jours après la disparition de Monlorné.
  C'était à nouveau un carton AMOR-N, bien adapté à ce N. Amor, comme le carton LOVE-N l'avait été à N. Love, remarqua HV.

  Le lendemain se tenait un conseil de crise à l'agence Valmondada. L'inspecteur Victor Chalin nous présentait l'individu.
- Il semblait mal parti dans la vie. Son père était un aigrefin espagnol venu tenter sa chance au pays de Galles, où il menait grand train en se présentant comme El Conde de Amor, le comte d'Amour, un titre auquel il n'avait aucun droit. Il comptait séduire une riche rentière, et crut avoir décroché la timbale lorsque la veuve du marquis de Shetland fut sensible à son charme. Ce n'est qu'après le mariage qu'il découvrit qu'elle n'était pas plus marquise qu'il n'était comte, et qu'ils s'étaient tous deux endettés jusqu'au cou pour jouer leurs rôles...
"  Les deux aventuriers firent contre mauvaise fortune bon coeur, et entreprirent en commun de nouvelles escroqueries, plus fructueuses. Ils eurent aussi un fils, Nolven, né en 1855, lui assurèrent une bonne éducation, et encouragèrent son don pour le dessin en lui donnant les meilleurs professeurs.
"  Nolven se montra bon élève et parvint à vivre de son art, mais cela ne lui suffisait pas. En quête d'absolu, il a parcouru le monde pour rencontrer d'autres artistes, et a trouvé son bonheur en Allemagne. Il est revenu à Cardiff présenter l'art tel qu'il entendait le pratiquer désormais, mais n'y a pas reçu l'accueil qu'il escomptait, aussi est-il venu tenter sa chance en France, avec semble-t-il un net succès.
"  Sa toile Haine au Bois d'Amour a été très remarquée au Salon de 1892. D'autres peintres se sont rapprochés de lui, sa cote a grimpé en flèche...
"  Bref, il s'est définitivement établi en France, et a acheté il y a une dizaine d'années une maison dans ce que La Fontaine appelait le plus beau village de l'univers, Richelieu, en Indre-et-Loire.
"  Il n'en a plus beaucoup bougé depuis, et même il sort si peu de chez lui que les voisins l'appellent "l'ours". Il se dit qu'il mènerait d'étranges recherches, liées à l'alchimie...
"  Il est extrêmement enthousiaste à l'idée de vous rencontrer, HV. Il dit avoir suivi vos enquêtes avec passion, et que c'est le ciel qui vous envoie vers lui en ce 3 juin qui est pour lui une date de la plus haute importance.
"  Bref, il vous attend, il nous attend, demain, en matinée, et il tient à ce que ce soit en matinée car il veut que vous assistiez à une expérience fondamentale qu'il doit entreprendre vers midi."

  Selon le Chaix, il n'était pas aisé de se rendre à Richelieu par chemin de fer. Il fallait changer à Tours, puis à Ligré-Rivière pour prendre un tortillard départemental.
  HV décréta que nous prendrions la soixante-chevaux, et qu'il conduirait lui-même, car, avec Hortense et Chalin, nous serions déjà quatre dans l'automobile, à l'étroit pour un long trajet si nous prenions Dom comme chauffeur.

  Nous partîmes tôt le lendemain, mais il s'avéra vite que HV était un piètre conducteur, peinant à dépasser les 40 kilomètres à l'heure, et il y en avait près de 300 à faire... Chalin s'offrit à le remplacer, arguant qu'il était habitué à conduire sur les plus mauvaises routes, et nous appuyâmes sa requête, si bien que HV accepta de lui céder le volant.
  Chalin se révéla un excellent conducteur, et nous filâmes comme le vent vers Richelieu, où nous arrivâmes vers 10 h ce matin du 3 juin. Etonnant bourg jadis enfermé dans une enceinte rectangulaire, selon les désirs du cardinal lui-même, suivant un plan d'une totale symétrie, avec des demeures toutes semblables se succédant dans chaque rue. Une partie des murailles avaient été démolies pour permettre l'extension du bourg, mais Amor habitait un hôtel particulier de la rue Traversière, laquelle coupait le centre historique en son exact milieu.

  Nolven Amor devait nous attendre, car il sortit aussitôt pour nous accueillir. C'était un étonnant petit bonhomme, au teint mat propre aux Espagnols, mais pourvu d'une chevelure d'un roux éclatant qu'on se serait plutôt attendu à voir couronner un visage blafard constellé de taches de rousseur.
  Nous le suivîmes dans le salon de sa vaste demeure, où de nombreuses toiles étaient accrochées au mur, toutes des mêmes dimensions, semblait-il.
- Vous voyez là quelques-unes de mes toiles, qui sont toutes peintes sur un même modèle de châssis. J'utilisais jadis le 12 marine, de 61 centimètres sur 38, mais maintenant je me fais faire mes châssis exactement au nombre d'or, environ 62 centimètres sur 38.
"  La découverte du nombre d'or a été pour moi un nouveau départ, bien qu'inconsciemment je privilégiais déjà ce type de châssis, ainsi vous voyez ici un paysage que j'ai peint dans les Galles du nord en 1887, bien avant que je rencontre frère Desiderius, à l'abbaye de Beuron, en Allemagne. Vous en avez sans doute entendu parler?"
- Effectivement, répondit HV, nous avons rencontré Luis Merz.
  HV avait probablement interrogé Merz au Vélo Mannor, après la mystérieuse mort de Norman Love, mais nous lui avions de toute manière relaté dans les moindres détails notre rencontre avec l'Argentin.
- Ah, je savais bien que vous ne pouviez ignorer Beuron. Luis est un remarquable poète, il a d'ailleurs fait un remarquable poème sur la section d'or, céleste quadrature, áurea sección, celeste cuadratura, poème qu'il a construit selon la suite de Fibonacci, vous connaissez aussi, probablement.
- Il en a parlé, mais n'a pas expliqué plus avant.
- Eh bien il n'y a rien de plus simple, on part de 1 et 1 égale 2, puis 1+2=3, 2+3=5, 3+5=8, et le rapport entre deux termes consécutifs devient très vite proche du nombre d'or, facteur universel d'harmonie.
"  Aussi je n'utilise plus que ce format, qui est devenu en quelque sorte ma signature. Je tente par contre de changer de style pour chaque toile, et voici par exemple dans un style très classique un cadeau pour mon ami Adrien, peintre à Montigny-sur-Loing. Les deux sections d'or du tableau sont marquées par des éléments presque orthogonaux, le montant gauche de la fenêtre, et le haut du buffet, sur lequel son petit-fils Maximilien tente d'attraper un pot de confitures.


"  Savez-vous que le cardinal de Richelieu connaissait le nombre d'or? Il a conçu cette ville idéale comme un rectangle d'or, et c'est ce qui m'a décidé à m'établir ici dès que je l'ai appris.
"  Le cardinal était aussi un grand ésotériste. Son bibliothécaire Jacques Gaffarel lui traduisait les textes des Kabbalistes, et Richelieu lui-même pratiquait l'alchimie...
"  Mais le temps presse, et j'ai beaucoup de choses à vous dire. C'est lorsque le soleil sera au zénith que je dois tenter l'expérience décisive dont je vous ai parlé au téléphone, monsieur l'inspecteur, c'est-à-dire à 12 h 37 très exactement.
"  Il faut que je revienne au nombre d'or, lequel ne concerne pas seulement les proportions à respecter dans une oeuvre graphique, mais absolument tous les domaines. Ainsi en va-t-il de l'activité essentielle qui caractérise les hommes, le langage et l'écriture.
"  Il y a trois langues saintes, auxquelles nous autres alchimistes nous référons par un mot, AZOTH, à ne pas confondre avec l'élément Azote, avec lequel nous sommes un peu fâchés, car il signifie la non-vie."

  Nolven Amor s'était placé devant un tableau noir où il ponctuait son volubile discours de quelques annotations qu'il devait juger éclairantes.
- Ces langues saintes sont le latin, le grec et l'hébreu, et leurs alphabets débutent tous par la même lettre, A, ou Alpha, ou encore Aleph, mais s'achèvent sur des lettres différentes, Z en latin, O ou Oméga en grec, TH ou Thaw en hébreu. Telle est la signification de notre AZOTH.
"  Ces alphabets sont aussi des systèmes de numération. En grec comme en hébreu, il y a 27 signes alphabétiques correspondant aux unités, aux dizaines et aux centaines. la somme obtenue pour tout l'alphabet est 4995. Si nous partageons 4995 selon le nombre d'or, en arrondissant aux plus proches entiers, nous obtenons 3087 et 1908, eh oui, 1908. Cela fait plus de 10 ans que je sais que 1908 est l'année de la Foi, 10 ans que je me prépare pour ce jour précis.
"  En latin il y a un système de numérotation indépendant, les chiffres romains, mais pour les calculs homilétiques les Pères de l'Eglise ont utilisé les rangs des lettres. Ainsi les 23 lettres de l'alphabet latin ont pour somme 276, nombre triangulaire de 23, et le nombre d'or le partage en deux autres nombres triangulaires, 171 et 105, triangles de 18 et de 14.
"  171 est le nombre essentiel de notre profession de foi, CREDO IN VNVM DEVM, qui se scinde selon le nombre d'or en
CREDO IN = 65 et VNVM DEVM = 106, qui lui-même se scinde en
VNVM = 65 et DEVM = 41.
"  Vous voyez que Luca Pacioli a eu raison de nommer le nombre d'or "divine proportion". Pour nous, Chrétiens, l'unique Dieu s'est incarné sous une forme humaine, 
IESVS CHRISTVS = 70 + 112 = 182,
partage doré optimal encore, mais se simplifiant en un rapport de Fibonacci, 70/112 égale 5/8, ou 112/182 égale 8/13.
"  Chose extraordinaire, le nom grec de Jésus donne aussi un rapport de Fibonacci selon les valeurs des lettres,
IHSOUS XRISTOS = 888 + 1480 = 2368,
et 888/1480 se simplifie en 3/5, ou 1480/2368 en 5/8.
"  Les Hébreux, comme vous le savez, n'ont pas reconnu Jésus-Christ comme le Messie qu'ils attendent toujours, mais la simple arithmétique leur aurait montré que "messie", mashiachמשיח  est égal à 358, soit 3-5-8, les nombres de Fibonacci qui apparaissent dans le nom grec de Jésus. Et croyez-vous que ce soit un hasard si Jésus est né un 24 décembre, 358e jour de l'année?
"  En hébreu, les mots les plus saints sont assurément ceux qui débutent le Décalogue, lorsque Dieu s'est adressé à toute l'assemblée des Hébreux. En fait, la tradition nous apprend que seule la première parole fut entendue de tous, et vue car les mots apparaissaient dans le ciel en lettres de feu en même temps qu'ils étaient prononcés. Cette première parole est "Je suis le Seigneur ton Dieu", en hébreu anokhi Adonaï elohekha,
אנכי יהוה אלהיך
qui se décompose en "Je suis le Seigneur" = 107 et "ton Dieu" = 66, respectant toujours la divine proportion."

  Nous subissions tant bien que mal ce déluge de nombres. Après s'être accordé quelques instants de répit, Amor reprit.
- Et puis il y a la musique, l'une des créations essentielles de l'humanité, et toutes les oeuvres qui élèvent l'âme respectent le nombre d'or. Je ne vous donnerai qu'un exemple, le Credo de la Messe en si mineur de Bach.
"  D'abord, le texte est celui de la prière, Credo in unum deum, dont nous venons de voir la parfaite harmonie tripartite. Bach commence donc par deux pièces de choeurs, totalisant 129 mesures, puis vient une aria en 80 mesures. Ai-je besoin de dire que l'équilibre doré est parfait, et qu'il y a sans doute davantage puisque 129 c'est trois fois 43, valeur de CREDO, qui apparaît d'ailleurs précisément 43 fois dans le premier choeur. Pouvait-on mieux exprimer le saint mystère de la Trinité?"
- Si je peux me permettre, intervint HV, Bach est né un 21 mars, soit le 80e jour de l'année, et il est mort un 28 juillet, 209e jour de l'année, 129 jours après le 21 mars.
- Mais c'est extraordinaire, ainsi la vie de Bach est elle-même régie par le nombre d'or! Après ces 209 mesures viennent 377 mesures, le 14e terme de la suite de Fibonacci, et ces 377 mesures se répartissent en 3 pièces de choeurs totalisant 233 mesures, le précédent terme de Fibonacci, et une aria de 144 mesures, bien évidemment le terme encore précédent. Comme la suite de Fibonacci correspond aux approximations successives du nombre d'or, selon son expression en une fraction continue, on ne peut trouver à cette échelle meilleure approximation, soit 233/144 égale 1,61805, alors que les premières décimales du nombre d'or sont 1,61803.
"  Bach a enchaîné directement le Confiteor au Credo, en une seule pièce de 251 mesures, avec un premier silence des choeurs à la 155e mesure, à la césure d'or."
- Il me semble, intervint à nouveau HV, que 251 est la valor nomen de Christian Rosencreutz, CHRISTIAN, épela-t-il, égale 97, et ROSENCREUTZ égale 154.
- Mais vous avez raison, c'est fascinant, et le Confiteor pourrait permettre cette répartition, puisque le silence des choeurs se fait après le premier temps de la mesure 155, ainsi Bach pourrait avoir réalisé les deux partages, 154-97 en tenant compte des mesures complètes, et 155-96 pour souligner la proximité de ce partage avec la section d'or. Monsieur Valmondada, j'avais le pressentiment que vous étiez un érudit dans tous les domaines, mais là, vous me surprenez.
- C'est que nous avons rencontré un spécialiste de Bach, selon lequel celui-ci était un disciple caché de Rosencreutz. J'ai aussi pensé à lui lorsque vous avez évoqué le partage d'or de 171 en 106 et 65, car, toujours suivant ce spécialiste, en convertissant en nombres les notes selon leurs appellations en allemand, le thème BACH de sa dernière fugue livre les valeurs 14 et 154 de Bach et Rosencreutz, et leurs durées de vie, 65 et 106 ans.
- C'est extraordinaire. J'ai étudié aussi L'Art de la fugue, mais uniquement selon le compte des mesures qui livre de nombreuses harmonies d'or, et ce que vous m'apprenez m'ouvre de fantastiques perspectives...
"  Mais le temps presse. Je vous en ai appris assez sur le nombre d'or et la musique pour que nous passions maintenant à l'essentiel. Connaissez-vous Phanuel?"
  HV sembla se préparer à répondre, mais Chalin lui dama le pas.
- N'est-ce pas l'endroit où Jacob a lutté avec l'ange?
- C'est cela. C'est un très curieux passage de la Genèse où Jacob revient de Harran en Canaan, après ses démêlés avec son frère Esaü. Arrivé à la limite entre les deux terres, le gué du Jaboc, Jacob doit se battre avec un ange qui est en fait Dieu, lequel le blesse à la cuisse avant de le bénir et de lui donner son nouveau nom, Israël, "celui qui a combattu Dieu". J'ai représenté ceci sur ce dessin au fusain, respectant toujours les harmonies d'or, bien sûr.
"  Phanuel signifie "Face de Dieu", mais Jérôme a gommé dans sa traduction latine une curiosité de l'hébreu, où deux noms apparaissent pour ce lieu, Peniel et Penoel. Peniel, avec un Yod, a pour valeur 171, dont je vous ai déjà entretenu.
"  Jacob au gué du Jaboc... Les copistes s'y sont souvent mépris, ainsi de nombreuses Vulgates ont vadum Jacob, "le gué de Jacob". En hébreu cependant, les mots sont plus différenciés, Jacob étant Ya'aqov,
יעקב
de valeur 182, tandis que la rivière, le Yabboq, est
יבק
de valeur 112, il y manque la lettre 'Ayin, ע, de valeur 70, pour former le nom Jacob. 70+112 = 182, ce sont précisément les valeurs de Iesus Christus vues plus haut, en parfaite harmonie d'or. Ce n'est pas un hasard, nous le verrons bientôt.
"  Tout l'épisode abonde en ce que les kabbalistes nomment tsérouf, peut-être savez-vous de quoi il s'agit?"
- Il s'agit de différents jeux de lettres, comme l'anagramme, fit HV.
- Je n'en attendais pas moins de vous. Figurez-vous que la valeur de tsérouf, 376, est la même que celle de Esaü. Jacob use de duperies à deux reprises envers son frère, d'abord pour qu'il lui cède le droit d'aînesse, habekhora, mot de valeur 232, section d'or de 376, puis pour obtenir d'Isaac la bénédiction, haberakha, l'exacte anagramme en hébreu de habekhora.
"  Lorsqu'il revient en Canaan, pour amadouer, son frère, Jacob lui offre en offrande, mincha, tout un "camp", machane, l'exacte anagramme de mincha. Tout cela est absolument incompréhensible une fois traduit.
"  J'en arrive au secret que bien peu de personnes ont connu au cours des siècles. Le gué de Jacob, ou gué du Jaboc, est resté un point stratégique de communication entre la Mésopotamie et la Palestine. En 1178, Baudoin IV, le roi lépreux, fit construire une vaste forteresse au gué de Jacob, pour protéger les Lieux Saints des infidèles. 1500 personnes, chevaliers et ouvriers, y demeuraient, mais ce ne fut pas suffisant pour empêcher Saladin d'investir la place en septembre 1179. La moitié des défenseurs y trouvèrent la mort, et le sort des prisonniers ne fut guère plus enviable.
"  Il n'y avait pas que des combattants dans la forteresse. Il y résidait aussi un érudit nommé Bernomartus, venu chercher les vestiges des anciennes civilisations dans ce lieu privilégié. Il a réussi à sortir de la forteresse encerclée, et à se cacher dans les montagnes alentour.
"  Après diverses péripéties, il a trouvé refuge dans une grotte où il a décelé des traces de présence humaine. Une intuition l'a conduit à creuser le sable et trouver une jarre antique, scellée avec du bitume, devenu si compact qu'il lui fallut briser la jarre pour en dégager le contenu, un parchemin si sec qu'il se fragmenta en plusieurs morceaux lorsqu'il tenta de le dérouler.
"  Bernomartus put néanmoins assembler les fragments, et déchiffrer un écrit en araméen, langue qu'il connaissait assez bien, mais dans une forme plus récente, car le texte qu'il avait sous les yeux avait été rédigé par Jacob en personne, près de 3000 ans plus tôt!
"  C'était le récit de sa lutte avec l'ange, dont il avait voulu témoigner, se doutant peut-être que l'épisode serait déformé par les générations suivantes. Comme il avait raison! Car non seulement sa relation dans la Bible est faussée, mais ses lecteurs en font une lecture encore plus erronée, car il n'est jamais question d'un ange dans ce passage. Il y est écrit que c'est avec un homme que Jacob se bat, et il se rend compte ensuite que cet homme est Dieu.
"  Le témoignage de Jacob ne contredit pas fondamentalement le récit biblique, mais il est bien plus clair. Jacob a bien d'abord cru lutter avec un homme, mais au cours de la lutte il s'est aperçu que cet "homme" avait aussi des attributs féminins. Et lorsqu'il a compris qu'il avait affaire à un androgyne, Jacob aussi s'est transformé, et sa "blessure à la cuisse" a été l'apparition d'un sexe féminin.
"  Jacob a donc été nommé Israël par ce Dieu androgyne, et Jacob, de son côté, l'a baptisé Peniel-Penoel, car en hébreu les lettres Yod et Waw symbolisent le masculin et le féminin. Il peut en aller curieusement de même avec les lettres latines, ou le I et le O peuvent symboliser les organes génitaux, si vous me permettez cette trivialité, mademoiselle Hortense."
- Mais permettez-vous, et continuez, je vous en prie, je n'ai jamais rien entendu d'aussi merveilleux.
- Ce qui est peut-être le plus extraordinaire, c'est que tout est déjà indiqué en clair dans le récit de la Création. Dieu créa l'homme à son image; mâle et femelle il les créa. Cela ne signifie-t-il pas que Dieu est androgyne, et que les premiers humains l'étaient aussi? Mais malgré la sacralité de ce verset on s'est abstenu d'accepter pleinement son sens. Et pourtant ceci est confirmé par d'autres traditions, dont Platon par exemple se fait l'écho.
"  Ainsi les premiers humains étaient androgynes, et chacun comme Dieu avait une capacité créatrice propre, mais il y a eu la Chute, et Dieu a séparé les sexes. Les androgynes Adam et Eve sont devenus un homme et une femme."
- En quoi a constitué cette Chute?, reprit Hortense.
- Le temps presse, et je ne peux vous l'expliquer rapidement. Sachez seulement que cela a trait à l'Unité et la Multiplicité, mais que chacun d'entre nous a la possibilité de retrouver cet état primordial androgyne.
"  Je reviens à Bernomartus, qui parvint à regagner Jérusalem, puis à revenir en France. Hélas le parchemin, exposé à l'air, s'était complètement désagrégé, mais le contenu en restait gravé dans sa mémoire.
"  Bernomartus communiqua certaines de ses informations au Grand Maître du Temple, et ceci influa sur l'évolution de l'Ordre. Vous noterez par exemple la vénération du Baphomet, cette figure androgyne. Mais il y eut quelques dissensions, et Bernomartus quitta le Temple en 1188 pour se consacrer à sa propre transformation.
"  C'est un long processus, en plusieurs étapes. La première, essentielle, consiste à retrouver l'état d'androgynie, et ce n'est qu'à ce stade qu'est possible la transfiguration, le retour à l'état divin. Mais Balzac a donné un nombre considérable d'informations à ce sujet dans son roman Séraphîta, que vous avez sans doute lu..."
- J'avoue que non, fit HV, et aucun d'entre nous n'avait lu l'ouvrage.
- Nous avons déjà franchi la première étape au début du roman, et Séraphîta, courtisée par Wilfrid, est aussi Séraphîtüs, le bien-aimé de Minna. Mais ce parfait androgyne refuse de se compromettre dans des amours terrestres, et il effectue son assomption, son retour à l'état angélique.
"  Il me semble significatif que Balzac, dans sa dédicace à madame Hanska, évoque la lutte de Jacob avec l'ange:
Ne m’avez-vous pas ordonné cette lutte, semblable à celle de Jacob, en me disant que le plus imparfait dessin de cette figure par vous rêvée, comme elle le fut par moi dès l’enfance, serait encore pour vous quelque chose ?
"  Je suis sûr que Balzac a été l'un des nôtres. Car, voyez-vous, avant sa transformation, Bernomartus a formé trois adeptes. Chacun, ou chacune, était libre de s'engager  dans la voie de la transformation, mais il était tenu de former à son tour trois adeptes. Chaque adepte était libre de ses choix, pourvu d'écarter ceux qui avaient déjà exercé leur fonction génésique, car avoir contribué à faire naître un être en ce monde corrompu est incompatible avec le désir de s'en évader.
" J'avais donc formé trois adeptes, mais figurez-vous qu'il s'agit de trois des victimes de votre affaire Véranomnol, ainsi, à quelques semaines de mon expérience décisive, que je ne pouvais retarder, et qui accaparait tout mon temps, je voyais que je ne laisserais personne derrière moi pour poursuivre l'Oeuvre, ce qui me condamnait à ne pouvoir quitter ce monde une fois l'ultime transformation réalisée. C'est d'ailleurs un choix que nous pouvons faire, rester en ce monde pour aider, mais en principe nous optons pour la grande transformation pour quitter ce monde, sinon nous sommes tout aussi utiles, sinon plus, en restant androgynes, vous comprenez."

  Pour être franc, je me sentais complètement dépassé par ce charabia, mais Nolven Amor n'avait pas fini de nous étonner.
- Ainsi, lorsque j'ai reçu cette menace et votre offre de protection, monsieur Valmondada, j'ai su que tout ça avait un sens. Je sais que vous allez accepter d'être un adepte, et je vous le propose aussi, mademoiselle Hortense, monsieur Alban. Ainsi mon assomption pourra être menée à bien.

  HV, comme je l'ai déjà dit, était quelqu'un d'une grande pondération, levant rarement un sourcil plus haut que l'autre, et j'eus pour la première fois l'occasion de le voir éberlué.
- M... moi! Mais pourquoi?
- Pour ne rien vous cacher, monsieur Valmondada, votre résolution de l'affaire Levert m'a laissé pantois, et j'ai regretté alors d'avoir déjà choisi mes trois adeptes. Et puis il y a votre prénom, le même que Balzac, celui qui a révélé tant de choses sur notre condition qu'il me semble que nous sommes proches d'un tournant, d'un dénouement peut-être. Les prénoms sont souvent importants, le mien signifie "Soleil blanc" en gaélique. Et il y a d'autres signes, comme ces morts mystérieuses en cette année 1908. Je conçois que ce puisse être inquiétant, aussi je ne vous demande pas un engagement définitif, mais votre simple accord de principe m'est suffisant pour entreprendre la grande expérience dont je vous parlais. Ce n'est qu'ensuite que vous pourrez prendre votre décision.
- Pourquoi pas alors? Mais comment pouvez-vous savoir que je n'ai pas exercé ma fonction génésique, comme vous dites?
- Je le sais, un point c'est tout, comme je sais que l'inspecteur a au moins deux enfants, un garçon et une fille, comme je sais que ces tourtereaux apprécient les plaisirs de l'amour, et ils ont bien raison, car, comme le disait le cardinal,  "Si Dieu défendait de boire, aurait-il fait ce vin si bon?", mais qu'ils font attention à s'en garder des fruits intempestifs.
- Puis-je vous demander quels étaient les adeptes que vous aviez choisis?
- C'est que nous n'avons pas le droit de révéler ni qui nous a initiés, ni qui nous avons initiés, nous ne pouvons nous référer qu'à Bernomartus, le Fondateur. En revanche, nous pouvons faire état de nos impressions, et il me semble clair que cette hécatombe anagrammatique est liée d'une façon ou d'une autre à notre Foi. Je vous rappelle l'importance du tsérouf dans l'histoire de Jacob. Je gagerais volontiers que bien d'autres victimes, sinon toutes, étaient des adeptes.

  J'énumérai les victimes dans ma tête, et constatai que parmi les seize connues, en comptant Omar el Vonn, seules deux avaient officiellement des enfants, Van Loornem et Marvel Noon. Mais Amor interrompit ma réflexion.
- Hortense et Alban, j'attends votre décision.
  Nous nous regardâmes, et je fis comprendre à Hortense que je me plierais à son choix.
- Ma foi, selon les conditions que vous nous avez fait connaître, nous n'avons rien à perdre, et tout à gagner, alors vous avez notre accord de principe. Mais je vous avoue que nous sommes un peu dépassés. Que viennent faire le nombre d'or dans cette affaire, l'alchimie, la musique? Tout cela me paraît confus...
- Je vous l'ai dit, je n'ai pas le temps de tout expliquer, j'ai préparé un dossier que je vais remettre à monsieur Valmondada. Le nombre d'or, mais c'est l'harmonie à l'état pur, et l'androgynie aussi c'est l'harmonie à l'état pur. Voyez cette toile, j'y ai mis toute mon âme... La jeune fille au premier plan, c'est Béa Mourra, la fille du peintre Mourra.
- Mourra, fit HV, je ne vois pas, je devrais connaître?
- Je crois qu'il veut parler de celui que nous appelons usuellement Alphonse Mucha, intervint Chalin. C'est la prononciation tchèque de son nom.
- D'accord, mais je ne vous savais pas amateur de peinture, Victor.
- Oh, c'est qu'en fait, à la Mondaine, nous gardons un oeil sur tous les étrangers...

- Quant à l'alchimie, reprit Amor, ne savez-vous pas que l'androgynie est un thème essentiel dans tous les écrits alchimiques? Je crois que tous les alchimistes, ou du moins les vrais, car certains ont pu se laisser fourvoyer dans cette histoire de fabrication d'or qui n'était qu'un paravent, étaient des adeptes.
  Il saisit un livre dont la couverture de cuir était toute craquelée, et le feuilleta pour arriver à une illustration précise.
- Voyez, et constatez que l'androgyne a dans sa main droite un Y, et que sa main gauche forme un W. C'est une allusion évidente au Yod et au Waw de Peniel et Penoel. Ce dessin est de Michel Maier, qui a aussi utilisé la musique dans son Atalanta Fugiens, où chaque dessin est accompagné de quelques vers et d'une fugue. Vous remarquerez que ATALANTA FUGIENS a pour valeur 144, nombre de Fibonacci, et ce sera encore la valeur de l'oeuvre finale de Bach, L'Art de la Fugue, KUNST DER FUGE...
"  Mais l'heure est presque venue, nous allons descendre à la cave, où j'ai tout préparé. Il faut encore que je vous explique. C'est le 5 novembre 1179 que Bernomartus a découvert le document de Jacob, 430572 jours après la naissance de Jésus-Christ. Si l'on applique la règle d'or, le jour en harmonie dorée vient 266100 jours plus tard, soit aujourd'hui même, le 3 juin, auquel je me prépare depuis dix ans. Vous comprenez que ce ne peut être un hasard."

  Il se leva, et nous le suivîmes le long d'un couloir jusqu'à une lourde porte en bois. Il sortit une clé de son veston, ouvrit la porte, actionna un interrupteur, et nous descendîmes un escalier de pierre. Hortense s'enquit:
- Mais s'il n'y a qu'aujourd'hui où cette transformation soit possible, à quoi nous sert-il de devenir des adeptes?
- Aujourd'hui pour moi, mais c'est à chacun de trouver sa voie et les modalités individuelles de sa libération, suivant toute son expérience antérieure.

  Nous étions arrivés dans la cave, aménagée en un laboratoire ultramoderne, dont les paillasses carrelées scintillaient sous une lumière profuse. Contre un mur trônait un étrange siège, spiralé de tubulures de verre selon une géométrie complexe. Devant le siège se tenait une sorte de trépied, dont le dessus était un plateau de céramique blanche, légèrement ondulé, serti dans une ampoule de verre. Un bizarre dessin était gravé dans la céramique, creusée de multiples cupules emplies de petits tas d'une poudre grise, moirée d'éclats brillants. Des tubulures de verre s'échappaient de l'ampoule pour rejoindre le réseau du siège.
- Vous voyez, il y a 3 damiers de 5 sur 8, entourant ce que les initiés nomment les 13 Points. 3 traverses de 7 assurent la circularité du système, entièrement régi par Fibonacci, 3, 5, 8, 13, 21.
"  Les petits amas sont un mélange de 4 métaux, l'aluminium, le vanadium, le molybdène et l'erbium, dans des proportions soigneusement étudiées. Chaque métal a été purifié par de multiples coctions, puis broyé au plus fin pour obtenir cette poudre homogène.
"  Le système est pour le moment sous vide. Je vais y faire circuler de l'oxygène monoatomique, un gaz extrêmement réactif qui va dynamiser les métaux, et enclencher le processus. Là aussi la pureté du gaz est essentielle, la moindre trace d'azote compromettrait l'expérience.
"  Je vous avertis que ce processus s'accompagne de l'émission de notes, formant la gamme dorienne, ré, mi, fa, sol, la, si, do, ré. L'octave marquera la réussite de l'expérience, lorsque mon corps sera en totale résonance avec la transmutation des métaux.
"  Toujours à cause de cette année 1908, j'ai eu l'ambition d'aller plus loin que mes prédécesseurs, et j'ai choisi de réunir les deux étapes usuelles de la transformation, le passage à l'androgynie et l'assomption angélique. Vous jouerez un rôle dans cette expérience, car, selon l'adage alchimique, Un devient Deux, Deux devient Quatre, et du Quatre naît l'Un comme Quintessence.
"  Un, c'est le Dieu Un dont nous parlions, Deum Unum de valeur 106 parfaitement équilibrée, mais il y a davantage encore, car unum en quatre lettres se renverse en mu nu, les deux lettres grecques de valeurs 40 et 50, 4 et 5, la Quaternité et la Quintessence. Alors les Quatre, c'est vous, et la Quintessence ce va être moi. Placez-vous debout, face à moi, et tenez-vous par les mains."

  Nous obéîmes à ses indications, Chalin à ma droite, Hortense à ma gauche, laquelle prit la main de HV.
- Voilà, c'est l'heure, j'ouvre le circuit. Il va se passer quelques instants avant que l'oxygène se scinde en oxygène monoatomique, et atteigne la bonne température.
  Il s'assit sur le siège et releva une manette. Un léger ronronnement se fit entendre. Il commença à psalmodier.
- Né ci d'or, de mu, mu nu, Né ci d'or, de mu, mu nu, Né ci d'or, de mu, ...
  J'étais complètement abasourdi. En quelque deux heures Amor nous avait assené un enseignement qu'il aurait fallu des mois pour assimiler, remettant en cause toutes mes connaissances antérieures. Je ne savais qu'en penser, et nous nous trouvions maintenant associés à l'expérience de ce nouveau Frankenstein... Et si tout cet appareillage explosait? Je serrai fort la main d'Hortense, qui répondit à ma pression.

  Ré
- Né ci d'or, ...
  La première note venait de retentir. C'était comme un léger son d'orgue, soutenu, avec très peu d'harmoniques, sans origine précise. Il me semblait voir courir des étincelles bleutées dans l'ampoule. Amor continuait son leitmotiv, son regard oscillant lentement entre l'ampoule et nous.

  Mi
- de mu, ...
  La nouvelle note n'avait pas remplacé la première, elle s'y superposait, avec une intensité légèrement supérieure (selon le nombre d'or? me demandai-je). Des étincelles bleutées couraient maintenant dans l'ampoule et dans toutes les tubulures. Les amas pulvérulents s'agitaient de quelques remous.

  Fa
- mu nu, ...
  Un fa se superposa aux ré et mi précédents, sans discordance. Les particules métalliques se soulevaient maintenant dans l'ampoule, et aux étincelles bleutées s'ajoutaient maintenant des reflets mordorés. Chalin broyait ma main droite.

  Sol
- Né ci d'or, ...
  La quatrième note retentit, toujours avec plus d'intensité que les précédentes. Le volume sonore éclipsait à présent les incantations de l'alchimiste, autour duquel se formait comme un halo verdâtre. Son regard semblait s'être perdu au loin. Les particules métalliques voletaient dans l'ampoule, avec de plus en plus de reflets dorés. Etions-nous témoins de leur transmutation en or?

  La
  Les lèvres de Nolven Amor remuaient encore, plus lentement, mais nous n'entendions plus ce qu'elles articulaient, derrière la densité prégnante des notes qui ne heurtait cependant pas l'oreille. Sa face tournait au rouge vermillon, tandis que le halo vert autour de son corps se précisait. Un tourbillon doré parcourait maintenant l'ampoule et les tubulures.

  Si
  A l'amplitude sonore des six notes toujours distinctement perceptibles s'ajoutait une sorte de tintement céleste. Le visage d'Amor était rouge grenat maintenant, avec des yeux flamboyants comme des rubis, prêts à jaillir de leurs orbites. Toute les tubulures semblaient maintenant charrier une lave incandescente de plus en plus claire. Je me demandais s'il ne fallait pas arrêter cette diablerie, et sentais l'émoi partagé de mes compagnons.

  Do
  L'ensemble des sept notes de la gamme était désormais présent, avec en arrière-plan une douce tonalité plus aiguë. J'évitais de regarder le visage scintillant de l'alchimiste, constatant que le halo qui l'entourait semblait maintenant double, une enveloppe verte, entourée d'une autre enveloppe, jaune, aux contours changeants. Ce qui circulait dans les tubulures, à une vitesse phénoménale, était maintenant proche d'un blanc total, aveuglant...

  ??
  La nouvelle note n'était pas l'octave attendue, un ré, mais une note plus grave, d'au moins un ton, que le do précédent. Ce n'était même pas une note exacte, probablement entre la et la dièse, et elle induisait une épouvantable cacophonie, là où il n'y avait qu'harmonie un instant auparavant. Amor eut comme un sursaut, puis s'affaissa. Le halo autour de lui avait disparu. Le blanc éclatant qui courait dans les tubulures s'assombrit...

  HV se précipita et abaissa la manette qui avait déclenché le dispositif. Le silence revint.
  Nous nous approchâmes, hébétés. La peau d'Amor avait viré au noir, craquelée comme s'il avait été profondément brûlé. Il était mort, évidemment. De même, ce qui courait dans les tubulures s'était déposé sur le verre, formant un résidu noirâtre...

- Monsieur Amor, je crains que votre expérience ne soit guère concluante, et j'espère que vous comprendrez que je ne souhaite pas être plus longtemps votre adepte.
  HV prit tout de même avec lui le dossier que lui avait donné Amor, puis nous quittâmes la demeure pour aller prévenir l'agent qui surveillait la maison.

  Quelques jours plus tard, HV nous manda dans son bureau, Hortense et moi.
- Les enfants, j'ai regardé les documents que m'a laissés Amor, et ils ne laissent guère de doute sur sa confusion mentale. Il pouvait faire illusion, et ce qu'il nous a confié au départ semblait d'un grand intérêt, mais ensuite, son Norberatus découvrant le papyrus de Jacob, c'était quand même un peu trop.
- Mais tout de même, fis-je, son expérience n'avait pas l'air bidon, nous avons vraiment vu des choses extraordinaires.
- Vous savez, Alban, la conviction est quelque chose d'une force souvent insoupçonnée. Il n'y a aucun doute qu'Amor croyait totalement en cette fable qu'il nous a contée, et ceci a été suffisant pour donner un semblant de réalisation à son fantasme, mais il y a des limites, et il les a trouvées.
"  Vous n'êtes pas convaincu? Voilà qui vous aidera. Son expérience avec du molybdène me rappelait quelque chose, et j'ai fini par retrouver la source. C'est un sonnet de Valmoreno, qui se trouve d'ailleurs dans le fameux tome 14 de son oeuvre, celui où il y avait la lettre compromettante pour Clarissa Abadanlost. Voici."
  Il prend un livre sur son bureau, et l'ouvre à la page où il a laissé un signet.

Le huitième revient, c'est encor le premier.
  Ami, quand tu voudras atteindre le summum,
  treize grains tu prendras de pur aluminium,
  et quarante-deux grains de molybdène émié.
  Encor il y faudra, sur le galbé damier,
  vingt-trois grains affinés de sage vanadium,
  et soixante-huit grains de délébile erbium,
  ainsi va le soleil à l'absidial fumier.

Il est dit dans le livre où lisent les dieux
  qu'il règnera sur mer et sur les dix lieux
  l'homme de l'en-deça comme de l'au-delà,
  le rejeton du comte et de la marquisotte,
  l'homme ursin qui connaît le goût de l'or.
                                                             Cela,
c'est blanchir le soleil si l'amour ne biseaute.
- Vous voyez, le rejeton du comte et de la marquisotte, il a dû penser que ça s'adressait à lui, alors que son père n'était pas plus comte que sa mère marquise. Il est pourtant clair que Valmoreno n'avait rien d'un initié, et que ce sonnet est une sorte de plaisanterie. Les nombres associés aux métaux ne sont autres que leurs numéros atomiques! Mais Amor y a vu parole d'Evangile. Il a mélangé ça avec Séraphîta, qui n'est certainement pas le chef-d'oeuvre de Balzac, et il a rêvé tout le reste.
 

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