mercredi 18 avril 2018

1 - Avec un début comme ça...


  Il était un peu plus de 11 heures du soir en ce 17 janvier 1908. Deux "hirondelles" patrouillaient dans le quartier de la Muette, à Paris, par une nuit froide et silencieuse.
  Soudain, alors que les cyclistes remontaient l'avenue Henri-Martin en direction du bois de Boulogne, un bruit suspect attira leur attention, un tintamarre étouffé, comme si un objet métallique avait dévalé des escaliers. Le sous-brigadier Onésime Coche mit aussitôt pied à terre, l'oreille aux aguets, le gardien de la paix Level en fit autant.
  Le bruit semblait venir du numéro 134, juste à leur niveau, un petit hôtel particulier. Un bref cri retentit, déchirant, un cri de femme... Les deux hommes déposèrent aussitôt leurs bicyclettes contre un muret. Le portail n'était pas verrouillé. De la lumière filtrait derrière les persiennes closes. Ils franchirent les quelques mètres les séparant du perron, gravirent trois marches, et trouvèrent à nouveau une porte s'ouvrant facilement, sur un vaste vestibule bien éclairé.
  A droite, au pied d'un escalier de marbre menant à l'étage, un guéridon de cuivre renversé... Coche fit signe à Level de rester près de la porte, et commença de gravir les marches, lentement, son pistolet de service à la main.

  Une femme gisait au haut des marches, recroquevillée contre le mur du palier. Elle comprimait de la main gauche sa gorge d'où coulait un sang abondant qui imprégnait déjà tout le haut de sa robe de nuit blanche Le sous-brigadier comprit que la carotide était touchée, que la blessure était donc fatale, néanmoins il prit sa voix la plus rassurante pour dire:
- Ne craignez rien, madame, le docteur est prévenu, il arrive dans une minute.
  Mais la femme ne semblait ni l'entendre ni le voir, entièrement absorbée par une ultime tâche. De sa main droite elle avait écrit un mot avec son propre sang, sur le carrelage du palier, devant elle:
OMAR
  Sa main revint en tâtonnant à sa gorge, pour y prélever de l'encre écarlate. Fasciné, Coche observait le spectacle de cette demi-morte acharnée à livrer ses derniers mots. L'index barbouillé de sang continua l'inscription:
OMAR VOLE
  De nouveau le doigt était sec, ou le sang coagulé. La main frémit encore, un dernier effort pour tremper l'index dans la source d'encre que ne contenait plus la main gauche, une suprême volonté pour finir le message, alors que l'oeil vitreux de la femme semblait déjà perdu dans la contemplation d'un autre monde:
OMAR VOLE NN




  La course de l'index s'interrompit sur le dernier jambage du N, le corps s'affaissa.
  Coche reprit ses esprits, et héla son équipier:
- Level, rien à signaler en bas?
- Rien, chef, et vous là-haut?
- Une femme égorgée, morte, je descends, il vaut mieux rester ensemble si l'assassin est toujours là.

  Level ne semblait pas en mener large, et il resta prudemment en retrait derrière son chef tandis qu'ils exploraient le rez-de-chaussée, Coche gardant son arme à la main. Un vaste salon, un autre plus modeste, une cuisine, deux chambres, dont l'une montrait un lit défait et des accessoires indubitablement féminins. Une porte à nouveau non verrouillée, donnant sur le jardin; l'assassin avait pu fuir par là.
  Level s'abstint de regarder le cadavre en arrivant à l'étage. Un couloir. D'un côté un atelier d'artiste, qu'ils inspectèrent rapidement; personne ne pouvait s'y dissimuler. De l'autre côté plusieurs pièces, vides, et enfin une chambre, à l'intérieur de laquelle ils distinguèrent un lit dans lequel quelqu'un était couché.
  Coche actionna l'interrupteur, à droite de la porte. L'homme étendu dans le lit s'agita, émergea de sous les couvertures, se redressa, l'air confus comme s'il avait été arraché au sommeil, mais Coche se déclara plus tard prêt à jurer que cette attitude était feinte. 
  L'homme était de type arabe, ce qui alerta aussitôt Coche, lequel demanda abruptement:
- Quel est votre nom?
- Omar, Omar el Vonn, balbutia l'individu, mais...
- Omar, veuillez vous habiller et nous suivre!
- Mais je n'ai rien fait, je peux vous montrer mes papiers, je suis français comme vous...
- Comme nous, c'est à voir, mais là n'est pas la question. Quelqu'un a été assassiné dans la maison. Vous devez être interrogé au commissariat.
- Iona!, clama Omar, Madame la baronne! C'est pas vrai!
- Hélas, si, mais elle a pensé à toi avant de mourir, tu verras. Allez, habille-toi, et plus vite que ça!
  Omar était nu sous les draps, et il dut revêtir les frusques posées sur la chaise près du lit sous les yeux sévères des policiers. Il enfila ensuite un vêtement chaud avant que Coche ne lui passât les menottes. Sorti de la chambre, il hurla en découvrant le corps de la baronne, et Coche devrait encore assurer ultérieurement que ce désespoir n'était guère convaincant.

  L'affaire fit la une des journaux pendant plus d'une semaine. La victime était donc la veuve du baron Maxence d'Hautois, diplomate dont le dernier poste avait été consul à Timișoara, en Roumanie. C'est là qu'il avait été séduit par une artiste autochtone, Iona Dimitrescu, de plus de vingt ans sa cadette. Il l'avait épousée en 1881, puis était revenu avec elle à Paris en 1895, lorsqu'il avait pris sa retraite, pour raisons de santé.
  A sa mort, en 1901, il ne laissait à sa femme qu'une maigre rente, à peine de quoi assurer l'entretien de l'hôtel que le grand-père Hautois avait fait construire en 1810. La baronne dut réduire son train de vie, et ne conserver qu'un domestique, le jardinier Omar, auquel il incombait désormais quelques autres tâches.

  L'énigme du message écrit avec le sang de la baronne fut bientôt éclaircie. Malgré ses revers de fortune, la famille Hautois possédait néanmoins un trésor, les 50 "napoléons à la morve", dont l'histoire fut rappelée.
  Le père de Maxence, le général Valère d'Hautois, avait fait partie de l'expédition du prince de Joinville, laquelle avait en 1840 ramené en France la dépouille de Napoléon Ier, à bord de la frégate La Belle Poule. Le corps de l'empereur était resté dans un remarquable état de conservation, grâce probablement au cercueil de plomb dans lequel les Anglais l'avaient placé, immédiatement scellé hermétiquement.
  Ardent napoléonien comme son père, le général avait voulu commémorer ce que l'expédition entière avait vu comme un miracle, et il avait eu l'idée de faire frapper 50 médailles le 22 septembre 1841, soit le Ier vendémiaire de l'an 50 du calendrier révolutionnaire, à partir de fragments de plomb provenant du cercueil même de l'empereur.
  La médaille était conçue sur le modèle du napoléon classique, lui-même copie du louis monarchique, mais avec certaines particularités.
  L'avers montrait un crâne de profil, en lequel se reconnaissait parfaitement l'empereur. Le graveur avait réussi le prodige de donner l'illusion d'une goutte perlant à l'extrémité de l'os nasal, comme si Napoléon avait conservé toute sa morve vingt ans après sa mort. La seule inscription de l'avers était ANNO L, sous le crâne.
  Le revers avait une classique couronne laurée, avec la seule inscription EMPIRE FRANÇAIS.
  Au lieu de l'habituel DIEU PROTÈGE LA FRANCE, la tranche portait DIEU AGRÉE LE CAP FORT.

  Des légendes couraient sur ces médailles. Valère d'Hautois en aurait donné une à Louis-Napoléon Bonaparte après son élection, et ceci aurait joué un rôle dans la décision du nouveau président de rétablir l'Empire.
  Maxence d'Hautois aurait donné une médaille à Maximilien de Habsbourg, avant son départ pour le Mexique où il connut un sort tragique.
  D'autres noms circulaient, comme l'empereur Guillaume Ier, ou le tsar Alexandre III, toujours des autocrates qui entendaient ne pas dévier du cap qu'ils s'étaient fixés, par la force s'il le fallait.
  Ces pièces étaient très convoitées, par des dirigeants qui les considéraient comme pourvues de pouvoirs surnaturels, par des collectionneurs prêts à débourser des sommes folles pour une seule médaille, mais les Hautois avaient été clairs: seul le mérite, tel qu'ils l'évaluaient selon leurs critères de morale et d'honneur, entrait en ligne de compte dans l'éventuelle donation d'une médaille.

  Après la mort de Maxence, la baronne restée seule propriétaire des "napoléons à la morve" avait peut-être moins de scrupules, et il se disait qu'elle aurait accepté des prêts conséquents en échange de certaines promesses.
  Toujours est-il que les napoléons ne furent pas retrouvés après la mort de la baronne d'Hautois, et qu'une théorie fut bientôt largement admise par l'opinion. Omar avait la passion du jeu, et passait tout son temps libre aux champs de courses voisins (la presse lui donna le surnom de baron d'Auteuil-Longchamp), où plusieurs témoins assurèrent l'avoir vu perdre des sommes importantes.
  S'il y avait encore quelques incertitudes, on supposait que le jardinier avait rencontré en ces lieux également fréquentés par la pègre des individus peu reluisants qui lui avaient fait miroiter des sommes fabuleuses pour lui, mais dérisoires en regard de l'enjeu, alors Omar avait accepté de livrer les fameuses pièces.
  En une seule fois ou non, on n'en savait rien, et ce n'étaient pas les individus en question qui allaient se présenter pour donner le détail de transactions qui auraient pu les rendre complices du meurtre.
  Omar, lui, niait tout en bloc. Il n'avait rien volé, ni pièce ni quoi que ce soit d'autre. Il n'avait pas non plus tué la baronne, qu'il déclarait aimer, et dont il assurait être aimé en retour. Si on avait trouvé de l'argent dans sa chambre, c'est qu'il gagnait plus qu'il ne perdait aux courses, et il affirmait même qu'il lui arrivait d'aider financièrement sa patronne! Quant aux médailles, il ne les avait jamais vues, mais Madame lui avait laissé entendre qu'elle ne craignait pas les voleurs, sans plus d'explications.

  S'il était corroboré par diverses sources que la baronne eût pu avoir une relation charnelle avec son domestique, le reste ne tenait pas la route, et la vérité se déduisait aisément de l'ultime message donné aux portes de la mort. La baronne avait su en quelques lettres non seulement donner le nom de l'assassin, mais aussi son motif, en employant l'abréviation courante chez les numismates, NN pour "napoléons".
  Ce 17 janvier, elle avait découvert le vol et était allée accuser le jardinier. Prompt à jouer du couteau, comme beaucoup de Marocains, celui-ci l'avait égorgée. Avant qu'il ne songeât à quelque artifice pour dissimuler son crime, l'arrivée immédiate des policiers l'avait contraint à agir dans l'urgence, essuyer le couteau, le jeter près du corps, se mettre au lit après s'être déshabillé, faire semblant de dormir.
  C'était sans compter sur la volonté de la victime de ne pas laisser le crime impuni.

  La presse en rajouta. Par quelque procédé que ce fût, le chantage, la violence, ou autre, Omar avait obligé sa patronne à devenir sa maîtresse, et il assouvissait odieusement sa lubricité sur cette femme encore splendide au cap de la cinquantaine.
  Alors, violeur, voleur, tortionnaire, assassin, l'opinion se prit à regretter qu'il n'y eut que la douce guillotine pour punir tous ces crimes, en un bref instant, et à souhaiter rétablir qui la roue, qui l'estrapade, qui le bûcher, qui l'écartèlement, toutes ces bonnes vieilles méthodes du temps passé, plus propres à dissuader les bonnes gens de s'écarter du droit chemin.

  L'enquête officielle n'en était pas là, et on affirmait tenter d'élucider toutes les zones d'ombre de l'affaire, notamment trouver ce qu'il était advenu des fameux napoléons. Du côté du Parquet, si Omar avait été très rapidement inculpé, on se refusait à fixer la date du procès, pour des raisons du même ordre.

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