samedi 14 avril 2018

5 - Elle cherchait noise


  En cette matinée du 28 janvier, une dame d'un certain âge vint se présenter aux bureaux de l'agence Valmondada.
- Je mendie votre pardon pour mon mouvais frantchais..., commença-t-elle, mais je ne continuerai pas à tenter de restituer sa prononciation ridicule de notre langue, et vais désormais la faire s'exprimer normalement. Je profite de cette occasion pour rappeler que j'écris ceci de nombreux mois après les faits, et que je rapporte les conversations dont j'ai été témoin en en respectant l'esprit plutôt que la lettre. Ceci peut expliquer pourquoi les propos des divers protagonistes de l'affaire sont rapportés dans un même style, le mien en l'occurrence.
  Par ailleurs, je ne suis à l'abri ni d'oublis, ni d'erreurs.

  Donc la dame était une Anglaise du nom de Clarissa Abadanlost, et elle voulait engager HV pour une affaire de la plus haute importance. J'eus beau lui assurer que l'agence était actuellement engagée dans une enquête nécessitant le travail à plein temps de tous ses employés, elle n'en démordait pas, et pérorait à perdre haleine. Je perçus néanmoins dans son discours volubile l'expression "maître chanteur de la pire espèce", et j'eus l'intuition de lui demander:
- Dites-moi, ce maître chanteur, n'aurait-il pas un prénom très particulier, en une seule lettre?
- Comment le savez-vous? Oui, c'est l'infâme O Malvernon!
- Attendez un instant, je vais voir si monsieur de Valmondada peut vous recevoir.

  Ainsi le hasard nous amenait au maître chanteur que nous apprenions deux jours auparavant être l'un des héritiers des milliards de Monlorné! HV informé me pria d'introduire aussitôt mistress Abadanlost, ce qui fut fait, et après les présentations d'usage elle débuta son récit.
  - A la fin des années cinquante, j'ai été éperdument amoureuse de votre grand poète, Valmoreno.
  Sans être épris de poésie, j'avais entendu parler de ce poète du siècle dernier, qui avait choisi son nom de plume en référence à la vallée de Galice où il avait passé ses premières années, avant que sa famille ne le rapatriât en France. HV semblait le connaître bien mieux, car il déclama avec une certaine ferveur: 
Voici que s'est perdu le poisson d'or pérenne,
L'énième et seul gardien de ma noire prison,
L'unique clef ouvrant le jardin de la reine,
La limite arbitrale où finit l'horizon.
- Je vois que vous connaissez ce sonnet, son plus connu je crois, reprit l'Anglaise.
"  Romuald, vous le savez, n'était pas l'homme d'un seul amour, et il m'a en quelque sorte répudiée, après dix-huit mois d'une folle passion, au profit d'une nouvelle jeune fille à la radieuse beauté. Je me suis ensuite mariée, j'ai eu une fille, laquelle a fait un beau mariage, avec lord Grandison. Ils m'ont donné une petite-fille, Pamela, fiancée récemment au duc Docalion. Le mariage doit avoir lieu en mars.
"  Comme vous le savez, avant sa fin tragique, Romuald a consacré les dernières années de sa vie à peaufiner son oeuvre, et à en établir l'édition complète, définitive, en 21 volumes. Lorsqu'il en a eu fini, lorsqu'il a vu que l'édition réalisée était conforme à ses souhaits, il a estimé que sa mission terrestre était accomplie, il a mis fin à ses jours.
"  Il a eu le geste de m'envoyer une édition sur vélin, dédicacée. J'imagine qu'il a pu en faire de même avec certaines des femmes qui ont le plus compté sur lui, mais peu importe, car, je vous l'avoue, je n'ai jamais aimé que lui, et cette édition était mon plus cher trésor.
"  Comme vous le savez peut-être, ce fervent latiniste avait procédé à la manière des familles romaines, où seuls les quatre premiers enfants recevaient des prénoms originaux. Ensuite, les enfants étaient prénommés Quintus, Sixtus, Septimus, etc. Alors les quatre premiers volumes de l'édition complète Valmoreno, qui contenaient ses oeuvres en prose, avaient été baptisés ainsi: Aurélia, Blondie, Clara, Dolorès."
  Elle minauda:
- Clara, c'est moi.
"  Les 17 autres volumes contenaient son oeuvre poétique, et étaient numérotés de 5 à 22, non de 5 à 21 car il était superstitieux, et avait refusé qu'il y eût un volume 13.
"  Il avait par ailleurs inséré dans la reliure de chacun des volumes une des 21 lettres que je lui avais envoyées lors de notre idylle.
"  L'an dernier, j'ai découvert un trou dans la collection qui trônait en bonne place dans ma bibliothèque. Le volume 14 avait disparu. J'ai cherché partout, interrogé toutes les personnes qui auraient pu avoir accès à ma bibliothèque, sans résultat.
"  J'avais perdu tout espoir de le retrouver lorsque, quelques jours après l'annonce du mariage de Pamela avec le duc, j'ai reçu une lettre de ce monsieur O Malvernon qui me disait qu'il avait trouvé le volume parmi un lot de livres d'occasion, qu'il avait identifié sa propriétaire par le monogramme qu'il avait trouvé à l'intérieur, et qu'il s'offrait à me le restituer si je venais le voir à Paris, rue d'Aumale."
- En réalité, soyez bien certaine qu'il ne l'avait pas trouvé par hasard. Ce genre d'individu fait savoir dans certains milieux qu'il peut offrir un bon prix pour des documents compromettants, un bon prix, certes pour les domestiques ou autres, mais sans commune mesure avec le gain qu'il compte en tirer.
- J'ai en tout cas vite compris que sa proposition n'avait rien d'altruiste. Lorsque je suis venue le voir, il m'a aussitôt rendu le livre, puis m'a fait comprendre qu'il avait gardé la lettre qui se trouvait dans la reliure, et qu'il ne me la rendrait qu'en échange d'une somme importante.
"  Voyez-vous, si les autres lettres contenaient les banalités d'une jeune fille amoureuse, je m'étais laissée aller dans cette lettre numéro 14 à des évocations très précises de nos jeux intimes. Chez nous, les gens de la bonne société sont très prudes, et s'il y a des choses shocking, comme on dit, cette lettre était very very shocking, et sa divulgation aurait des conséquences que je n'ose imaginer, avec d'abord bien sûr l'annulation du mariage de ma petite Pamela.
"  Même chez vous, d'ailleurs, la parole des femmes est encore loin d'être libre, et je me souviens du scandale qu'à fait il y a quelques années la parution de ce roman, L'incendiée des dieux..."
- Oui, j'en ai entendu parler, mais je ne l'ai pas lu. Mais dites-moi, si j'ai bien compris, il y avait 21 lettres dans les 21 volumes de votre édition, alors la lettre en question devrait être la lettre numéro 13, non, puisqu'il n'y a pas de volume 13?
- Vous avez raison. Décidément, comme on dit chez nous, si vous chassez le diable par la porte de devant, il se faufilera par la porte de service.
"  Donc, l'odieux Malvernon me demande une somme si énorme, huit mille livres, qu'il m'est impossible de la trouver. Il suggère que je devrais m'adresser à mon gendre, lord Grandison, ou au duc, mais ceci m'est tout autant impossible, et j'ai pensé à m'adresser à vous. Vous avez l'habitude de ce genre de personnage et vous saurez probablement trouver comment l'empêcher de nuire à ma famille.
"  Comme je vous l'ai dit, je ne suis pas riche, mais j'espère pouvoir vous rémunérer équitablement pour cette tâche."
- Mistress Abadanlost, ce sera un honneur pour moi si j'arrive à résoudre votre problème, car j'ai le plus grand mépris pour le chantage qui est à mes yeux la forme la plus vile de la criminalité. Ne vous en faites pas en ce qui concerne mes honoréres, je vous laisserai juge de ce que vous me devrez si je parviens à vous débarrasser de ce poids.
  L'Anglaise se répandit en remerciements, baisa les mains de HV, et nous eûmes toutes les peines du monde à nous en dépêtrer. Lorsqu'elle fut enfin partie, HV me dit:
- Mon petit Alban, je crois que nous allons visiter ce Malvernon dès cet après-midi. Je vais voir avec Seurcé s'il est chez lui. Je sais qu'il fait surveiller discrètement nos deux suspects actuels, lui et Moran.

  Après un déjeuner frugal, une salade variée préparée par Dom, et tout de même au dessert quelques gâteaux à la crème que HV l'avait envoyé chercher chez son pâtissier favori, nous nous mîmes en route, à pied, car la rue d'Aumale était proche. Dom resta seul à l'agence, nos employés ayant tous été réquisitionnés par Seurcé pour étudier les fichiers d'état civil.
  Nous passâmes devant les Galeries Lafayette, qui étaient encore en travaux, avec une nouvelle extension des magasins.
- Lafayette, nous voilà! fit étrangement HV.
  La rue Taitbout nous mena directement à la rue d'Aumale, et en arrivant au numéro 3, je fis remarquer à HV une petite plaque apposée sur la façade de l'immeuble:
Le compositeur RICHARD WAGNER
vécut ici en 1860 et 1861
- Patron, n'est-ce-pas sur Wagner que travaillait Manon Revol?
- Oui, et Alban, connaissez-vous le nom de l'opéra dont Wagner écrivit le livret en 1861, si je me souviens bien?
- Parsifal, hasardé-je, car c'était le seul que j'avais vu.
- Non, Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. L'animal aurait-il osé?
  Le concierge nous indiqua que Malvernon était au troisième gauche. Wagner, lui, avait habité au premier.
  En montant, et pestant contre ces immeubles sans ascenseur, HV me dit:
- Vous voyez, Alban je ne vois pas un maître chanteur capable d'une série de meurtres, mais qui sait? J'aimerais voir sa tête quand je lui poserai certaines questions.
  Nous étions au troisième. Je sonnai. Une femme vint nous ouvrir, habillée en tenue de ville.
- Monsieur de Valmondada souhaiterait s'entretenir avec monsieur Malvernon, fis-je.
  Elle s'absenta quelques instants, puis revint, nous faisant signe de la suivre.

  Malvernon avait son bureau dans une pièce sans fenêtre, comme un rat dans sa tanière, mais l'homme lui-même ne correspondait en rien à l'image que je me faisais d'un maître chanteur. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, au visage rond et juvénile qu'un perpétuel sourire semblait éclairer, et qui s'exprimait parfaitement en français.
- Eh bien, messieurs, que puis-je pour vous?
- Je suis venu vous parler d'une lettre de mistress Abadanlost, que vous auriez en votre possession.
- D'accord. Voyez-vous, certain journal londonien serait prêt à me verser une bonne somme pour ce pli, mais il m'a semblé plus fair-play de tenter d'abord de m'arranger avec la dame.
- Mais huit mille livres! Vous savez que c'est beaucoup trop pour elle.
- Je ne crois pas. Je crois qu'elle finira par ravaler sa fierté et demander à ses riches proches de l'aider à éviter le scandale. Une seule chose est certaine. Si l'argent n'est pas ici le 16 mars, jusqu'au dernier penny, la petite Pamela ne se mariera pas le 22. Aucun rabais n'est admissible, c'est la déontologie de ma profession, car si d'autres de mes clients apprenaient qu'il est possible de m'émouvoir, c'en serait fini de moi.
- Admettons. Je suis aussi venu vous apporter deux informations qui pourraient vous aider à changer d'avis. La première est que vous hériterez prochainement d'une somme considérable, en comparaison de laquelle huit mille livres sont une broutille, mais je suis tenu au secret sur cette affaire jusqu'au 16 avril.
  Malvernon resta imperturbable, mais aucune émotion ne semblait pouvoir altérer sa face figée dans ce sourire que je commençais à trouver intolérable.
- Vraiment? Bien que j'aie été amené à rendre service à des gens plutôt fortunés, j'ai peine à croire que l'un d'eux en ait éprouvé assez de gratitude pour me coucher sur son testament. Mais si vous êtes aussi sûr de vous, je crois savoir que vous avez les moyens de vous acquitter de la dette de mistress Clarissa, et je me ferai un plaisir de vous rembourser lorsque j'aurai touché ce pactole...
- Il se trouve que j'ai aussi ma déontologie, et celle-ci m'interdit de distribuer de l'argent aux canailles!
- Allons, restons civilisés, je vous prie.
- Et puis il y a mon second point, qui pourrait rendre votre remboursement fort hypothétique. Nous avons des raisons de penser que votre vie est en danger.
- Diable! Voilà autre chose. Si c'est une forme de menace, sachez que les dossiers de l'Agence O, comme je nomme mes petits trésors, sont bien à l'abri chez un mien ami auquel j'ai donné des instructions très précises au cas où je viendrais à disparaître de façon suspecte. Aussi, si ma vie est menacée, raison de plus pour presser le règlement de notre petite affaire.
- Vous feriez mieux de prendre mon information au sérieux. Je ne peux encore vous en dire plus, mais le préfet de la Seine pourrait vous confirmer que la menace est réelle.
- Et pourquoi pas l'archevêque de Paris? Je sais que ces messieurs de la Sûreté s'intéressent à moi, et il m'a semblé voir quelques gros godillots aux alentours lors de mes dernières sorties. Ce n'est pas la première fois, mais je veille à ce que mes affaires restent parfaitement légales, et je n'ai rien à craindre de la police.
- Tout ce que je me sens autorisé à vous dire d'autre, c'est que la menace deviendra imminente à partir du moment où vous recevrez une étrange lettre.
- Ah! Je commence à comprendre... Vous êtes un personnage retors, monsieur Valmondada, vous m'envoyez une lettre bizarre, vous me laissez m'interroger, l'amour?, la mort?, et puis vous venez m'offrir votre roman, but I won't buy it, je ne suis pas dupe. Alors reprenez vos cliques et vos claques et allez rappeler à mistress Clarissa ma date limite, le 16 mars.
- Ainsi vous avez déjà reçu cette lettre. Je vous prie de croire que je n'y suis pour rien, et que tout nous porte à penser que vous pourriez être frappé le 30, dans deux jours. Je venais vous proposer pour ce jour une protection rapprochée de mes meilleurs hommes, si vous aviez été conciliant.
- Rassurez-vous, je me flatte d'être capable de me défendre tout seul, j'ai toujours mon calibre .38 à portée de la main.
- Comme vous voudrez, mais je vous assure encore que je n'ai pas envoyé cette lettre, et il pourrait m'être fort utile de la voir, la lettre elle-même comme son enveloppe, si vous les avez conservées...
- Allons, monsieur le Détective, vous auriez pu trouver mieux, car qui pourrait savoir ce qu'il en est de cette lettre, sinon son expéditeur? Cette conversation s'arrête ici. Adieu.

  Nous quittâmes donc l'antre de l'homme à l'insupportable sourire. Je me sentis renaître en sortant dans la rue d'Aumale, et, après quelques bouffées d'air frais, je dis à HV:
- Je n'ai pas compris ce qu'il voulait dire avec "L'amour, la mort".
- Rappelez-vous, Alban. Seurcé nous avait dit que le pli reçu par Omar contenait les seules lettres AMOR, qu'on peut comprendre "amour", mais aussi, éventuellement, "à mort".
"  Je ne suis finalement pas mécontent qu'il ait refusé notre proposition, car il m'aurait insupporté de sauver la vie de cet individu. Il n'y a plus qu'à espérer que notre Tueur des anagrammes respecte le modus operandi de ses précédentes opérations, de manière à ce qu'un meurtre soit insoupçonnable. Ainsi la jolie Pamela pourra épouser son duc."

  Le 30 janvier, le jour prévu pour le nouveau crime, HV reçut un appel de Seurcé.
- Vraiment? Et vos hommes n'ont rien vu?
- ...
- Ce n'était pas du Wagner, par hasard?
- ...
- Bon. Merci. Tenez-moi au courant.
  Il daigna m'informer:
- Alors Malvernon est mort cet après-midi, vers 3 heures. La femme qui vit avec lui, Bénédict Perrot, s'est alarmée en constatant que le disque qu'il passait sur son gramophone était rayé, et qu'il ne se déplaçait pas pour remettre l'aiguille sur le sillon suivant. Il était affalé sur son bureau, mort. On pourrait penser à une crise cardiaque, mais ce n'est évidemment pas ce que nous allons privilégier.
"  J'avais informé Seurcé de la lettre reçue par Malvernon, et il avait fait en sorte que l'immeuble soit constamment surveillé. Rien de suspect n'a été remarqué, si ce n'est que, ce matin, Malvernon n'est pas sorti faire sa promenade journalière à Pigalle. Peut-être avait-il tenu compte de notre avertissement, finalement.
"  L'artiste qu'il écoutait était Caruso, dans un air de La Force du Destin, de Verdi."
  Il sembla profondément absorbé pendant quelques instants, puis il dit:
- Je crois commencer à distinguer certaines caractéristiques communes à ces crimes. L'alcoolique victime d'un alcool frelaté. La dame prônant l'amour libre se consumant littéralement. Le maître chanteur qui quitte la scène en écoutant Caruso... Et puis ce Vermo qui rêvait d'une carrière littéraire, comme Lucien de Rubempré, et qui finit pendu comme le personnage de Balzac... Il y a encore une certaine ironie à voir ce Romanov, qui aurait pu être le tsar du plus grand pays du monde, finir cloîtré dans un petit appartement.

  Deux jours plus tard, Seurcé nous fit une visite. L'autopsie de Malvernon n'avait pas permis d'identifier une cause malveillante à sa mort. Il y avait une bonne nouvelle pour mistress Abadanlost. Bénédict Perrot, l'amie de Malvernon, savait où était la lettre volée, et elle l'avait d'elle-même donnée aux enquêteurs.

1 commentaire: