jeudi 5 avril 2018

14 - Norm cède : "Adieu néant !"


   14 avril. HV projetait de nous envoyer le lendemain au Vélo Mannor, afin que nous fussions aux premières loges pour observer les réactions de Norman Love lorsque le testament Monlorné serait publié dans tous les grands quotidiens nationaux et régionaux, notamment L'Ouest-Eclair.
  Nous, c'étaient moi, Hortense, et sa soeur Rose-Andrée, laquelle avait certifié qu'elle n'avait rien dit à Norm de notre enquête, et que nous étions toujours à ses yeux des comédiens de second rang. Cette duplicité la perturbait énormément, elle aurait voulu ne rien cacher à Norm, mais elle acceptait de continuer à jouer le jeu.

  Ce programme fut perturbé par un fait nouveau. Norman Love avait reçu ce mardi le courrier fatidique, enfin il aurait dû le recevoir, mais il avait été intercepté, le facteur qui desservait Ambrumézy ayant été mis dans le secret.
  Les agents de Seurcé sur place avaient décollé soigneusement l'enveloppe, à la vapeur, pour découvrir que le carton était à nouveau un N-LOVE en lettres vertes. HV avait-il eu une juste intuition en émettant l'hypothèse qu'une nouvelle série de douze avait démarré? Il me semblait particulièrement extraordinaire que la douzième victime eût été un compositeur créateur d'une théorie musicale duodécimale, mais tout était extraordinaire dans cette affaire...
  Bref, le pli soigneusement recollé serait livré demain au Vélo Mannor, vers midi, et HV tenait à ce que nous fussions avec Love au moment où il découvrirait le carton.

  Il fallut repréparer tous les paquetages, s'habiller pour la circonstance, grimper sur les vélos jusqu'à la gare Saint-Lazare, prendre le premier train pour Caen. Pendant le trajet, j'informai Rose-Andrée des dernières directives de HV.
  Il n'était pas question d'informer Norm du danger qui le menaçait. Notre camaraderie, ou plus dans le cas de Rose-Andrée, nous permettrait d'être proches de lui lors de la journée fatidique du 16 avril, mais il ne fallait en aucun cas que Rose-Andrée restât seule avec lui ce jour, c'était trop dangereux. Elle se rebiffa quelque peu.
- Mais à quoi ça rime? C'est se moquer des gens! S'il est en danger, il faut l'avertir!
- Rose-Andrée, nous avons averti plusieurs personnes jusqu'ici, et ça n'a servi à rien. Alors il est peut-être temps d'envisager autre chose. Et le cas de Norm est particulier, parce qu'il pèse toujours une certaine suspicion sur lui.
- Mais c'est ridicule! S'il est si suspect, vous n'avez qu'à l'arrêter, et lui faire au moins passer la journée de jeudi dans une cellule où il serait protégé, comme Omar...
- Nous y avons pensé, mais nous sommes dans un état de droit, et l'affaire est si fantastique qu'aucun juge ne délivrerait un mandat d'amener au vu des éléments dont nous disposons. Sois néanmoins assurée qu'un maximum de précautions ont été prises. Le Vélo Mannor est tel qu'il a été aisé de disposer discrètement des agents en civil tout autour, contrôlant toutes les voies d'accès. Il faudra que l'assassin vienne de l'intérieur, et ce sera à nous d'ouvrir l'oeil. Demain, un autre "touriste" arrivera au Mannor, un des meilleurs agents de HV, qui lui est entièrement dévoué, car HV a réussi à le délivrer d'un drame inextricable. Il faudra que je vous raconte dans le détail le cas de Jean-Louis Baroukh-Malac, mais tout ce que vous avez besoin de savoir pour l'instant est que c'est lui qui sera chargé de ne pas perdre de vue Norman Love jeudi.

  Rose-Andrée continua à récriminer mollement, avant d'accepter le rôle qui lui était assigné.
  Nous arrivâmes vers six heures du soir au Mannor, où Norman nous fit un accueil chaleureux.
- Mes chers amis, quelle joie de vous revoir. Je vous prie de partager ma table ce soir. Hélas ma mère est un peu souffrante, et nous nous débrouillerons à la bonne franquette, comme vous dites. Salade et sandwiches.

  Nous installâmes nos affaires dans nos chambres, et revînmes dans la grande salle pour le souper. Norman dut effectuer de multiples allées et venues pour s'occuper des convives, bien plus nombreux que le mois dernier. Il eut le temps de nous présenter nos commensaux.
- Vous connaissez déjà Ricardo Corleone, qui travaille sur son prochain livre. Et je vous présente l'émir Habib Djandoubi, ou plus exactement le fils de l'émir d'Albyad. Son père l'a envoyé étudier à Paris, où il a découvert le vélo, auquel il consacre tout son temps libre. C'est ce que j'appelle un émir vivable, mais je dois avouer que je n'en connais pas d'autre.
  Habib était un grand jeune homme, au teint à peine basané, très ouvert. Il nous entretint pendant le repas de ses projets. Il rentrerait bientôt à Albyad avec un doctorat d'agronomie, et envisageait de transformer ce désert en une oasis verdoyante grâce à des associations savantes de cultures et d'élevages, grâce aussi à l'or noir dont le sous-sol de son pays était richement doté. Il rêvait d'organiser un tour cycliste d'Albyad qui aurait une renommée comparable à celle du Tour de France...

  15 avril. Hortense et moi enfourchâmes nos vélos pour rouler paresseusement vers la mer. Au retour, nous nous arrêtâmes à Ambrumésy où Seurcé avait établi son quartier général, avec des téléphones de campagne reliés aux différents postes d'observation autour du Mannor. Le facteur passerait vers midi vingt, afin d'arriver pendant le repas.
  De retour au Mannor, Norman confus de n'avoir guère été disponible la veille nous demanda de partager à nouveau sa table. Il y avait beaucoup moins de monde au repas de midi, une bonne partie des clients étant partis sur les routes cauchoises.
  Nous étions encore six à table, Rose-Andrée, Hortense, Norman et moi, et deux hommes que Norbert nous présenta, en commençant par le plus jeune, un jouvenceau au teint de rose.
- Gilbert Farelly, qui nous vient de Bruxelles, et qui est poète...
- Oui, j'appartiens à la mouvance Die arme Kunst, dont vous avez certainement entendu parler, et qui se propose de renouveler tous les arts. Au niveau de la poésie, il s'agit de renoncer à la rondeur emphatique des vers, de s'interdire les rimes riches. Certains vont bien plus loin et composent des poèmes sans mètre ni rime, mais je n'en suis pas encore là.
"  J'explore en ce moment une forme très simple, le quatrain d'alexandrins croisés. Il s'agit pour moi de décrire le plus simplement ce que je vois et sens dans le moment présent. Si vous voulez, je peux vous lire le quatrain que j'ai composé ce matin."
- Mais faites donc, fit Hortense, ça semble très intéressant.
- Alors voici, mais il faut d'abord vous dire que j'étais sorti de bonne heure ce matin, avec dans l'idée de composer un quatrain sur l'aurore. Je n'étais guère inspiré, j'avais juste posé quelques rimes sur le papier, mais rien ne venait, lorsque est sorti à son tour l'émir vivable, vous savez, c'est ainsi que nous appelons ce bédouin venu d'un émirat d'Oman.
  Nous acquiesçâmes.
- Je ne crois pas que l'émir m'avait vu. Il s'est installé face au soleil levant, a déployé devant lui son tapis de prière, s'est agenouillé... Lorsqu'il s'est relevé, il m'a aperçu, est venu vers moi, a posé sa main sur mon épaule et m'a dit: "Mon ami, je vous envie." Ce fut un moment très intense, et voici ce que j'ai écrit alors:
comme un altier wagon se souvient de tels trains
l'émir vivable envie un rimeur quand il mire
comme un clown qui reçoit sans façons des dédains
l'aurore calme accède au terme où tout aspire
  Il avait récité ses vers d'un ton monocorde, en laissant à peine une légère pause entre chaque vers. Hortense applaudit.
- Mais c'est magnifique! Et vous, vous êtes poète aussi? demanda-t-elle à l'autre homme, un barbu au front imposant, la quarantaine environ.
- Cela m'arrive. Je m'appelle Luis Merz, je suis né à Neuquen, en Argentine, mais je parcours le monde en tous sens, voluptueusement ouvert à tout. Je fais ce que j'appelle des interventions, ce serait un peu long à expliquer. Si vous voulez un poème, je vais vous réciter la traduction que j'ai faite ce matin d'un de mes poèmes en espagnol, composé selon l'esthétique de Beuron. Vous connaissez Beuron?
- Il me semble avoir entendu ce nom, dites-m'en plus.
- C'est une abbaye proche de Munich, il s'y passe des choses, mais des choses... C'est là que se forgent les canons de l'art moderne, qui se doit d'obéir à l'harmonie mathématique. Ce poème est basé sur la suite de Fibonacci. La traduction donne des choses un peu curieuses, car trouver de nouvelles rimes m'a éloigné du sens original, mais le résultat me semble intéressant.
  Il sortit un carnet, et déclama, en séparant ses distiques irréguliers par de longues pauses:
noire
mémoire
   et blanc
   s'esquivant
      ces lacis
      c'est cueillir la vie
   mais larme ou santé
   dans ce divin rire frauder
nous rendre au même usé convoi
le wagon du comment et le wattman du pourquoi
  Sur ce, le facteur eut l'heureuse idée de faire son entrée. Il traversa la salle pour remettre un petit paquet de courrier à Norman. Celui-ci alla distribuer de table en table les plis destinés aux clients présents, puis revint à notre table avec quelques lettres résiduelles.
- Tiens, il y a quelque chose pour moi, voyons... Comme c'est curieux, regardez!
  Il nous montra le fameux carton, regarda au dos s'il n'y avait rien d'autre d'écrit, et continua:
- N. LOVE, je me demande ce que ça signifie, en tout cas nul doute que ça ne me concerne... Ou que ça concerne ma famille.
"  Voyez-vous, tous les Love ont des prénoms qui commencent par N. Le premier Love a été mon trisaïeul, né Norberto Movévole à Naples. Il a eu une vie d'aventurier, pirate, voleur, meurtrier peut-être, mais il s'est repenti et a fait partie des premières colonies en Australie. Il a changé de nom, pour prendre un nouveau départ, et aussi parce que l'initiale de son nom, M, est considérée comme néfaste par les Italiens. L'emme a des circonvolutions inquiétantes, qui ont fait dire à Dante:
Parean l' occhiaie anella senza gemme :
Chi nel viso degli uomini legge OMO,
Ben avria quivi conosciuto l' emme. 
"  En revanche, l'enne est d'essence divine:
Ed enne dolce cosi fallo scemo,
Perchè 'l ben nostro in questo ben s' affina,
Che quel che vuole Iddio e noi volemo.
"  Mon grand-père, Nathaniel Love, avait fait tatouer sur les phalanges de ses doigts ENNE sur la main droite, et LOVE sur la main gauche. Il m'expliquait que le choix du nom Love n'avait pas été une si bonne idée, car ce nom ce renverse en EVOL, la prononciation du mot evil, le Mal."
- Et votre père, comment s'appelait-il? s'enquit Hortense.
- Je suis désolé, c'est un sujet dont je préfère ne pas parler. Plus tard peut-être, quand nous nous connaîtrons mieux.
- Au fait, et votre mère, va-t-elle mieux?
- Oui, beaucoup mieux. Vous voyez qu'elle nous a cuisiné un bon petit plat, et je pense qu'elle sera en pleine forme pour ce soir où il va y avoir plus de monde. Je l'aiderai si besoin est.
  Rose-Andrée et Hortense offrirent leurs services, que Norm déclina. Sa mère ne tolérait en ce moment que la présence de son fils.

  Il n'y eut aucun événement notable pendant le reste de la journée. Hortense et moi partîmes marcher au bord de la mer, pour justifier notre rôle de touristes. Lorsque nous revînmes, Rose-Andrée nous dit qu'elle avait passé quelque temps avec Norm, puis que celui-ci était allé aider sa mère, dans la petite maison où ils logeaient, à côté de la bâtisse principale. Elle avait constaté qu'il avait fermé la porte à clé après être entré.
  Jean-Louis Baroukh-Malac arriva en soirée, sur un vieux vélo pour empêcher tout rapprochement avec nos machines dernier cri. Nous pûmes converser un moment, loin de tous les regards. Il m'apprit que HV était arrivé à Ambrumésy, que tout le dispositif était en place. Personne ne pourrait entrer dans le Mannor ou en sortir sans être repéré par la quinzaine d'agents en postes. Jean-Louis s'étonna de cette madame Love qu'on ne voyait jamais.
- J'ai un passe. J'ai bien envie d'aller faire un tour dans cette maison quand Norman Love sera occupé ailleurs.
- Jean-Louis, je vous conseille de ne prendre aucune initiative sans en avoir d'abord référé à HV.

  16 avril. Norm était dans la grande salle du Mannor ce matin, parmi les pensionnaires qui prenaient leur petit déjeuner. Hortense et moi nous installâmes près de la porte, dégustant café et croissants...
  Comme chaque matin, un gamin vint, en vélo, livrer deux exemplaires de L'Ouest-Eclair, mis à la disposition des clients. Je me précipitai pour en prendre un.
  L'article sur le testament Monlorné couvrait deux colonnes de la première page:


  Après quelques instants, je vins vers Norm et lui tendis le journal.
- Vous avez vu?
  Il regarda la une, mais ce fut un autre article qui sembla retenir son attention.
- Tiens, ils ont découvert le véritable assassin du marchand de vanille, je pensais bien que Hennequin n'y était pour rien... Et c'est un Belge qui a fait le coup, Isidore Vermeire, il faut que je dise ça à Gilbert.
- Non, Norm, regardez le premier article.
- Monlorné, oui, c'était quelqu'un, par ici. Ah oui, c'est drôle, il lègue sa fortune aux gens dont le nom est l'anagramme de son remède miracle, le Véranomnol. Quelle idée bizarre...
- Mais Norm, ne voyez-vous pas? dit Hortense. Votre nom, NORMAN LOVE, c'est précisément l'anagramme de VERANOMNOL.
- Vous croyez?
  Il prit le stylo fiché dans sa poche de chemise, griffonna son nom sur le journal, puis barra une à une les lettres de VERANOMNOL.
- Mais vous avez raison! C'est fantastique!
- Et il s'agirait de milliards de francs, sans doute plus de dix milliards!
- Eh bien pour une nouvelle, c'est une nouvelle... Ecoutez, je vais aller lire ça au calme, et en parler à ma mère.
  Il sortit, le journal à la main, discrètement suivi par Jean-Louis.

  La journée était maussade, et seuls les cyclistes acharnés désertèrent le Mannor. Nous retrouvâmes Norm à midi pour le déjeuner, où il veilla à ce que nous fussions seuls avec lui à sa table.
- Mes amis, je ne sais comment vous remercier. J'ai lu et relu l'article, et je ne vois pas ce qui pourrait m'empêcher d'être un héritier légitime. J'ai téléphoné au notaire qui m'a dit de passer demain, pour vérifier mes papiers. J'étais le premier à m'être fait connaître. Ma mère est tout excitée, elle vous remercie aussi.
- Mais nous n'y sommes pour rien. Une affaire pareille va faire la une pendant plusieurs jours, et il ne manquera pas de personnes pour faire le lien avec vous.
  Je pensais aussi que les journalistes n'allaient pas manquer de faire le lien avec l'hécatombe des héritiers potentiels, et avec l'affaire Omar. C'était pendant des semaines, des mois, que la presse allait se déchaîner.
- Je ne peux m'empêcher de repenser à cette lettre étrange reçue hier. C'est la première fois que je reçois une lettre comme ça, et aujourd'hui cette nouvelle extraordinaire. Il y a forcément un lien entre les deux. Je sens comme une menace...
"  Et cette histoire d'héritage me fait penser que moi, je n'ai pas fait de testament. Ce n'est pas que j'ai peur de la mort, je vous l'ai dit, je la considère plutôt comme une sortie de cette prison terrestre, mais je ne l'ai pas vraiment envisagée comme une éventualité proche. Comme on dit, nul ne sait l'heure. Vous voyez, j'aimerais que ma tombe éveille l'espoir et la gaité plutôt que la crainte et la tristesse. Qu'on y lise quelque chose comme Ne me pleurez céans, j'ai quitté ce néant. Je demanderai des conseils à Gilbert."
"  Ou encore, mais c'est peut-être un rêve fou, qu'on embaume mon corps, et qu'on me fasse une tombe transparente, où j'accueillerai, debout, les visiteurs du cimetière avec un grand sourire, la main tendue vers le ciel et ses promesses, comme cette perruche prenant son envol, une de mes plus grandes réussites."
  Il caressa la tête de l'oiseau naturalisé trônant sur la table. Rose-Andrée posa la main sur son bras.
- Norm, tu exagères, il y a de bons moments dans cette vie.
- Peut-être... fit-il, lointain.
- Et votre mère? dit Hortense. Vous ne voudriez pas la laisser seule, n'est-ce-pas?
- Oh, vous savez, ma mère, c'est quelqu'un qui saura toujours se débrouiller. Mais je vais en parler avec elle. Je crois que je vais passer l'après-midi à rédiger un projet que je montrerai demain au notaire. Pour ce soir, je vais commander des plats chez un traiteur. C'est un peu idiot de se soumettre à ces corvées lorsqu'on est riche à milliards, non?

  L'après-midi se déroula sans fait notable. Norm resta cloîtré chez lui. Nous fîmes en sorte de ne jamais perdre de vue la petite maison des Love. Jean-Louis rôdait également dans les parages...
  Le soir vint, et l'heure du dîner. Comme il l'avait dit, Norm avait fait appel à un traiteur, et il y avait même un extra qui s'occupait de servir les convives, enchantés de la diversité des plats proposés.
  Nous partagions à nouveau la table de Norm avec les poètes de l'avant-veille. Nous participions activement aux propositions d'épitaphe tombale, avec un plan en tête, faire durer la séance jusqu'à minuit, car il me semblait impossible que l'assassin pût frapper ici, parmi tous ces gens.

  Norm se leva pour accompagner l'extra qui s'en allait, et repassa aussitôt la porte, lançant avec exaltation:
- COME ON! LOOK!
  Nous nous précipitâmes, anxieux de comprendre les raisons de cette agitation, et effectivement un prodigieux spectacle s'offrait à nous, la pleine lune s'élevant parmi les arbres du domaine.
- IT'S THE VERNAL MOON! fit Norm, toujours en anglais.
- C'est la pleine lune vernale, traduisit Ricardo Corleone, la première lune de printemps qui commande chaque année la date de Pâques.

  Après quelques minutes de contemplation nous rentrâmes, la température étant plutôt fraîche.
  La discussion continua avec acharnement. Tout le monde s'accorda sur le fait que l'épitaphe devrait être la plus courte possible, et le lapidaire ADIEU NEANT! reçut la majorité des suffrages.
  Nous parvînmes à convaincre Norm qu'il était vain d'espérer exposer aux yeux de tous sa dépouille naturalisée, mais il y avait d'autres solutions. Une statue de cire, par exemple, ou un automate qui saluerait les passants en levant la tête vers le ciel. J'évoquai Luca Fellin, et ses ingénieuses créations. La prochaine richesse de Norm lui ouvrait toutes les possibilités...
  Et minuit sonna... Je vérifiai que l'horloge de la salle était bien à l'heure, et me sentis libéré d'un grand poids. Nous étions le 17 avril, et Norm était toujours vivant. Je fis un clin d'oeil à Rose-Andrée, qui hocha gravement la tête...
  Il n'y avait plus lieu de s'échiner à prolonger la conversation, et nous montâmes nous coucher. J'observais en montant l'escalier que Jean-Louis avait toujours l'oeil sur Norm. Sa mission à lui n'était pas achevée...

  Je me réveillai péniblement. On me secouait l'épaule.
- Alban! Réveille-toi!
- Quelle heure est-il? fis-je laborieusement.
- Près de quatre heures, répondit Hortense. J'ai entendu des bruits, je n'ose pas aller voir seule ce qui se passe.
  Je m'accordai quelques instants pour accéder à une pleine lucidité.
- C'est dedans, où c'est dehors?
- Je crois que c'est dedans, j'ai ouvert la fenêtre, mais le bruit n'était pas plus fort.
  Nous enfilâmes quelques vêtements, mais un énorme fracas retentit avant que nous en eussions fini. Je sentis le sol trembler sous mes pieds. Puis plus rien.
  Nous restâmes un instant tétanisés. Qu'avait-il pu se passer? J'ouvris la porte de la chambre, déclenchai l'interrupteur du corridor. D'autres portes s'entrouvraient dans le corridor, laissant apparaître des visages inquiets. Je pris mon Browning et m'avançai jusqu'au début de l'escalier, où une vision dantesque m'attendait. L'énorme vélo de pierre qui était suspendu dans la grande salle était tombé, et s'était brisé en deux parties sous le choc.
  Parmi les tables et chaises fracassées il y avait un corps. Je descendis et reconnus les vêtements que Norm portait dans la soirée. La tête et le haut du torse étaient écrabouillés, une large flaque de sang luisait sur le sol...

  Non seulement l'enquête ne put expliquer ce qui avait pu se passer, mais elle amena à constater d'autres troublantes énigmes.
  Les agents surveillant les abords du Vélo Mannor n'avaient constaté aucune allée ou venue après le départ du traiteur.
  Jean-Louis Baroukh-Malac avait disparu. Sa chambre était vide. Dix jours après le drame on ignorait toujours ce qu'il était advenu de lui, et la presse qui s'était emparée de l'affaire avait publié sa photo.
  Un inspecteur était venu frapper à la porte de la petite maison des Love pour informer Norma du sort tragique de son fils. Sans réponse, il était entré dans la maison, et n'y avait trouvé personne. Il y avait bien une chambre avec une garde-robe de dame, mais rien n'indiquait qu'elle eût été occupée récemment.  

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