samedi 7 avril 2018

12 - L'élu de Pi duodécimal


  18 mars. Une nouvelle lettre fatidique était arrivée, mais elle concernait cette fois quelqu'un qui habitait la province, Marvel Noon, professeur au conservatoire de Vienne, en Isère.
  C'est le 20 mars que celui-ci serait en extrême péril, selon le schéma de HV que plus personne ne songeait à remettre en cause. C'était cependant l'une des seules choses claires dans l'affaire. La surveillance des héritiers Monlorné connus les avait mis hors de cause pour les deux dernières morts, et, à vrai dire, seules jusqu'ici les morts de la baronne d'Hautois et du colonel Moran étaient d'incontestables assassinats, suffisants cependant pour dissuader de s'aventurer dans de fumeuses hypothèses sur d'obscures malédictions.

  Par quelques coups de téléphone et quelques télégrammes, il fut bientôt établi que la réputation du grand HV avait atteint Vienne, et que le professeur serait enchanté de passer la journée fatidique avec lui et ses collaborateurs.
  Car Hortense ferait encore partie de l'expédition, HV m'avait redit tout le bien qu'il pensait d'elle.
  Je consultai le Chaix. Un express partirait le lendemain soir de la Gare de Lyon à 9 H 04, et s'arrêterait à Vienne le 20 à 9 h 04 du matin. On aurait pu gagner deux heures en prenant un direct pour Lyon, mais HV se déclara enchanté par la première solution, constatant que le trajet durerait exactement douze heures.

  L'express n'avait que deux minutes de retard lorsqu'il arriva en gare de Vienne, ce 20 mars. Un plan nous montra l'itinéraire jusqu'à chez Noon, impasse Saint-Maurice, juste à côté de la cathédrale. Nous cognâmes à sa porte un petit quart d'heure plus tard.
  Marvel Noon avait la cinquantaine, un visage racé entouré d'un fin collier de barbe, un regard acéré. Il nous présenta sa femme, Johanna, une rousse flamboyante, aux formes voluptueuses, certainement plus jeune que lui, mais je ne me hasardai pas à évaluer plus précisément son âge.

  Nous nous installâmes dans le salon des Noon, dont la fenêtre donnait sur la cathédrale. HV lui demanda:
- Pourriez-vous nous parler un peu de vous, Mr. Noon, en commençant par votre nom de naissance. Avez-vous réellement été baptisé Marvel?
- Absolument. Mon père était architecte, et grand admirateur de la Merveille du Mont Saint-Michel, aussi ai-je été baptisé Marvel Michael Noon. J'ai laissé tomber le second prénom lors de ma naturalisation.
"  J'ai donc vécu longtemps à Sevenoaks, dans le Kent, où était installée ma famille. J'y suis devenu professeur de mathématiques, me suis marié parce que c'était ce qui se faisait, avec une jeune fille comme il faut, mais pour laquelle je n'avais que de la sympathie. Nous avons eu deux enfants, un garçon, une fille, toujours parce c'était ce que devait faire une bonne petite famille anglaise.
"  J'avais une passion, la musique, qui me permettait d'échapper à la morosité de ma vie sociale. Je rêvais de voir mes recherches reconnues, alliant l'arithmétique à la composition.
"  Et puis j'ai rencontré Johanna, et ce fut ce que vous appelez le coup de foudre, love at first sight. C'était la fille d'un aristocrate allemand, et d'obscures combinaisons familiales avaient arrangé son mariage avec un baronet du Kent. Toutes nos vies précédentes furent effacées en un instant, dans un tourbillon de sensualité. Nous réussîmes à cacher notre liaison pendant un temps, mais le scandale finit par éclater.
"  Nous nous installâmes d'abord à Londres. Sa rencontre avait stimulé ma créativité, et je pus achever une première oeuvre qui attira l'attention de certains musicologues, Twelve-tone Pie, un concerto pour cor chromatique. J'ai toujours été fasciné par les rondeurs de cet instrument, et ceci m'a donné l'idée d'une composition à partir du nombre Pi, la constante du cercle qui, vous le savez, est un nombre transcendant, possédant une infinité de décimales, 3,14159...
"  Décimales dans le système décimal, s'entend, mais Pi peut être représenté dans toutes les bases, et notamment en base duodécimale, dans un système comptant 12 signes, autant qu'il y a de demi-tons dans la gamme. Alors la partie soliste de mon concerto est la transposition exacte de Pi dans le système duodécimal. Il n'y a plus de tonalité, plus de mesure, et mon seul apport a été la durée des notes, et le choix de l'octave. Tenez, je vais vous en donner une idée."

  Il se leva et alla s'asseoir au piano à côté de la fenêtre. Il ouvrit une partition et commença à jouer.
  Ma foi, c'était bizarre, mais je ressentais une réelle harmonie.
- Bien sûr, ce n'est que la partie du soliste, et il y a tout un travail d'harmonisation dans les parties de l'orchestre, et le cor fait bien mieux ressortir la mélodie.
  Hortense s'était levée et était venue à côté du piano. Elle observa:
- Pourquoi y a-t-il des notes de couleur, des rouges, des vertes?
- C'est un autre niveau de ma composition, exprimant mon amour pour Johanna. Vous voyez, le système allemand de notation utilise des lettres, C pour do, A pour la, H pour si... La première lettre de MARVEL correspondant à une note est A, la, et donc tous les la de la partition me représentent. La première lettre de JOHANNA correspondant à une note est H, si, et donc tous les si la représentent.
"  Tout mon premier mouvement a été orienté autour de ces deux notes, de nos deux corps qui se cherchent, et finissent par se trouver. Curieusement,les notes la et si, ou ici les décimales, plutôt les duodécimales, 0 et 2, tardent à être consécutives, et ceci n'arrive qu'aux rangs 359 et 360, où j'ai arrêté ma transposition. 360, comme les degrés du cercle...
"  Je commençais à me faire un nom à Londres, et puis le baronet nous a retrouvés, et a usé de toute son influence pour nous rendre la vie impossible en Angleterre. Nous sommes donc venus en France, où j'ai d'abord enseigné au lycée international de Dijon, et obtenu quelques cours au conservatoire. Mais il s'est su que nous n'étions pas mariés, que nous avions abandonné nos conjoints et nos enfants, et il y a eu de nouvelles tracasseries. Enfin, le directeur du conservatoire de Vienne, Roland Belmont, qui s'intéressait à mes recherches, m'a proposé un emploi à temps plein ici, et ça se passe très bien. Instruits par l'expérience, nous nous présentons maintenant comme mari et femme.
"  Voilà pour l'essentiel. Allez-vous maintenant m'en dire plus sur cette mystérieuse menace qui pèserait sur moi?"
- Il ne nous est hélas pas permis de tout vous révéler, pour l'instant, mais la menace est on ne peut plus sérieuse. Depuis que nous avons un peu compris de quoi il retourne, vous êtes la sixième personne que nous essayons de protéger après la réception de la lettre AMOR-N, et nous avons échoué dans les cinq premiers cas. Pour la dernière victime, une dizaine de policiers surveillaient sa maison, et nous étions nous-mêmes avec elle, cependant l'assassin installé à 400 mètres de là a réussi à l'atteindre en plein coeur d'un seul coup d'un fusil de précision. Et il court toujours...
"  Cela n'a pas l'air de vous inquiéter outre mesure. Vous ne me croyez pas? Ou vous avez des raisons de ne pas craindre cet assassin?"
- Oh non! Je vous crois définitivement. Mais il faut passer tôt ou tard, comme dit votre Lully. Certes j'ai envie de vivre encore de nombreuses années, et je saurai comment les occuper, mais, d'une certaine façon, ma mort cette année, et plus spécialement aujourd'hui, pourrait être extrêmement significative, et elle ne me fait aucunement peur, bien au contraire, mais ce serait long à expliquer...
- Mais nous sommes là pour ça, Mr. Noon, et nous avons toute la journée pour vous écouter.
- D'accord. Le plus simple est peut-être de commencer par le début, du moins le réel début de ma vie, lorsque j'ai rencontré Johanna.
"  Elle est l'une des filles d'un historien allemand reconnu..."

- ...Herr Graf Adalbert von Schattenlos, continua Johanna, vous en avez sans doute entendu parler, monsieur Valmondada.
  HV opina. Si Marvel s'exprimait parfaitement en français, avec un très léger accent, Johanna cherchait un peu ses mots, qu'elle prononçait de façon chantante, de sa voix rauque. Elle continua:
- Mon père est un spécialiste de la Réforme, et ses travaux l'ont conduit à étudier les manifestes rosicruciens, apparus au début du XVIIe, souvent considérés comme des canulars. Il s'est fait une tout autre opinion, qu'il a gardée pour lui, jusqu'à ce qu'il dispose d'un matériel suffisant pour permettre une publication inattaquable. Il m'en parlait cependant, et j'en ai fait part à mon tour à Marv...
- Elle m'a ainsi parlé de la Fama Fraternitatis de 1614, le premier manifeste qui conte comment fut découvert en 1604 le caveau de Cristian Rosencreutz, le fondateur de l'ordre, dit avoir vécu de 1378 à 1484. Herr von Schattenlos a mis en lumière de prodigieux équilibres numériques dans ce texte, d'abord dans les dates. 1378 et 1484, ce sont 13 et 14 fois 106, ainsi la vie de 106 ans de Rosencreutz s'inscrit harmonieusement dans l'ère chrétienne.
"  De formidables équilibres apparaissent en utilisant la gématrie, un procédé courant à l'époque, consistant à calculer les valeurs des mots selon les rangs des 23 lettres de l'alphabet latin. Ainsi le titre du manifeste Rose-Croix livre
FAMA FRATERNITATIS = 20 + 153 = 173,
un nombre se scindant en 17-3, rangs des initiales R-C par lesquelles les membres de la confrérie étaient dits se reconnaître.
"  L'entrée secrète du tombeau portait l'inscription Post CXX annos patebo, "Dans 120 ans je m'ouvrirai", comme si Rosencreutz mort en 1484 avait eu une prescience absolue de l'avenir.
"  Le texte énumère six autres inscriptions à l'intérieur du tombeau, et les sept inscriptions comptent 23 mots et 135 lettres de valeur 1484, l'année de la mort de Rosencreutz. Il suffit d'y ajouter l'équivalent 120 du nombre CXX pour obtenir 1604, l'année de la découverte du tombeau.
"  A noter que les 20 mots des six inscriptions se scindent en 17-3, R-C.
"  Johanna m'a détaillé l'inscription principale, l'épitaphe ACRC Hoc Universi Compendium Vivus Mihi Sepulchrum Feci, à lire "Autel de Christian Rosencreutz : je me suis fait de mon vivant ce sépulcre, résumé de l'univers".  Lorsqu'elle m'a donné la valeur de ces 48 lettres, 544, j'ai eu une illumination.
"  Mes recherches sur les mathématiques et la musique m'avaient conduit à Johann Sebastian Bach, et à étudier les structures de ses principaux recueils. J'avais remarqué que l'un de ses premiers ensembles, les 15 Sinfonien pour clavier, totalisait 544 mesures, avec un partage notable en 173 et 371, mais je n'avais pas pu approfondir.
"  Ce que m'apprenait Johanna apportait une première possibilité de sens, 173 et 371 équivalents à 17-3 et 3-71, R-C et C-R, mais je vis une correspondance bien plus déterminante. Le découpage des 15 Sinfonien énonçait indubitablement les valeurs des 8 mots de l'épitaphe. Je ne vais pas vous détailler la chose, mais c'est absolument péremptoire et implique une corrélation entre les deux ensembles."
- C'est passionnant, et qu'en avez-vous déduit? demanda HV.
- Vous savez, dès que l'irrationnel s'introduit dans l'équation, il est périlleux de privilégier une seule hypothèse. Bach s'est-il inspiré de Rosencreutz, ou celui-ci a-t-il pressenti la composition de Bach, ou encore les deux n'auraient-ils pas été manipulés par une force supérieure? Je réfléchis souvent au miracle qu'a constitué notre rencontre, entre Johanna et moi, elle qui était peut-être la seule avec son père à connaître cette numérologie rosicrucienne, moi qui étais peut-être le seul à avoir étudié la structure des Sinfonien.
"  Bien sûr je ne m'en suis pas tenu là, et me suis lancé à fond dans l'étude de la musique de Bach. J'y ai trouvé tant de choses que je ne peux tout vous dire, mais voici le plus étrange: Bach semble avoir connu très tôt le jour de sa mort, le 28 juillet 1750, une date qui apparaît codée de différentes manières à de multiples reprises. Ceci ressemble quelque peu à Rosencreutz prédisant l'année d'ouverture de son tombeau.
"  Mais je parle, je parle, et voici que midi approche. Je vais aider Johanna à préparer la table, nous avons l'habitude de partager les tâches ménagères."

  Hortense et moi prêtâmes notre concours pour dresser la table, pendant que réchauffaient les plats que HV avait fait livrer. La conversation sérieuse reprit après le repas.
- Il est maintenant loisible d'en arriver à ma relation profonde avec Bach. Vous voyez, je suis né le 21 mars 1856, exactement 171 ans après la naissance de Bach, le 21 mars 1685. Vous pouvez constater que les deux dates sont formées des mêmes chiffres.
"  Demain, je fêterai donc mes 52 ans, mais il serait significatif que je ne les atteigne pas. Ceci va être encore un peu long à expliquer.
"  Un concept essentiel pour les rosicruciens était la valor nomen, associant le sens propre et le sens figuré. Les qualités d'une personne seraient étroitement associées à la valeur numérique de son nom, calculée selon la méthode déjà indiquée. Ainsi la valeur du nom Rosencreutz est-elle 154, celle-là même du mot Antichristus, l'antichrist ou antéchrist, et il est tout à fait significatif que la vie de Rosencreutz s'inscrive harmonieusement dans l'ère chrétienne, répartie en périodes de 106 ans.
"  Une autre valeur essentielle est 24, celle du premier mot de l'épitaphe, l'acronyme ACRC, qui peut se découper en A-C, 1-3, correspondant aux 3 mots et au nombre de l'inscription sur la porte du tombeau, Post CXX annos patebo, et R-C, 17-3, correspondant aux 20 mots en 120 lettres des autres inscriptions, avec au centre Jesus mihi omnia, en 3 mots.
"  Bien sûr, Bach aurait pu composer un ensemble de pièces tel que chaque pièce aurait eu autant de mesures que la valeur d'un mot de l'épitaphe ou des autres inscriptions, mais ce n'aurait pas été très malin, et son adaptation des valeurs des 8 mots de l'épitaphe aux 15 pièces des Sinfonien est absolument géniale.
"  Pour le mathématicien, les nombres 15 et 120 des lettres des inscriptions à l'extérieur et à l'intérieur du tombeau sont significatifs, car 120 est la somme des nombres de 1 à 15, son triangle disaient les anciens.
"  La valor nomen de BACH est 14, et c'est à la Sinfonie n° 14 que Bach a donné 24 mesures, valeur de ACRC. Ainsi la somme des rangs des 15 pièces, 120, se scinde en 14 et 106, avec une multiplicité de sens:
14 c'est BACH,
106 la vie de Rosencreutz,
14 x 106 = 1484, la date de sa mort,
14 + 106 = 120, le délai avant l'ouverture du tombeau.
"  Nous rencontrerons à nouveau cette association 14-106 dans l'oeuvre ultime de Bach, mais c'est loin d'être tout ce qu'il y a à dire sur les Sinfonien. Ainsi la valor nomen du nom complet Johann Sebastian Bach est-elle 158. Comme je vous l'ai dit, les lettres de A à H sont pour les Allemands des notes, et aussi des tonalités, en majuscules pour les tonalités majeures, en minuscules pour les mineures, et les Sinfonien dans les tonalités B-a-c-h totalisent 158 mesures, débutant comme il se doit par la pièce n° 14, en 24 mesures.
"  24... Après ces petits exercices dans 15 tonalités, Bach a proposé les 24 Préludes et Fugues du Clavier bien tempéré, dans la totalité des 24 tonalités, majeures et mineures. Nous trouvons aux rangs 12-13-14 des ensembles Prélude-Fugue totalisant 80, 65, et 64 mesures. Le 21 mars, la naissance de Bach, est le 80e jour de l'année, sa mort le 28 juillet le 209e jour, avec non seulement 209 somme de 80 + 65 + 64, mais aussi des valeurs des tonalités concernées, selon leurs dénominations complètes,
f-moll + Fis-dur + fis-moll = 54 + 74 + 81 = 209.
"  Vous remarquerez que le dernier ensemble est le numéro 14, Bach, et que les nombres de mesures peuvent aussi se répartir en 80 + 64 = 144, Johann Sebastian, et 65, son âge à sa mort. Par ailleurs ces ensembles sont suivis par les deux ensembles en sol, Gg = 14 en dénomination abrégée, dont les 105 et 53 mesures totalisent 158, Johann Sebastian Bach. 105 est le triangle de 14.
"  Bach a réitéré l'exercice quelque vingt ans plus tard, avec 24 autres Préludes et Fugues dans toutes les tonalités. Nous avons maintenant 48 nombres, parmi lesquels les nombres rosicruciens essentiels, 154, 106, 120, et il est particulièrement à noter que ce dernier 120 correspond au 15e ensemble de la seconde fournée, avec 48 mesures pour le Prélude et 72 pour la Fugue. Rappelez-vous, 15 lettres à l'extérieur du tombeau, 120 à l'intérieur, triangle de 15, réparties en 48 et 72..."

  Noon s'arrêta de parler pour aller se servir un verre de vin. Il me semble qu'Hortense était aussi interloquée que moi par ce déluge de nombres. HV, lui, semblait suivre avec attention. Johanna devait être habituée au discours de Noon, lequel reprit:
- Bon, il faut que je m'arrête de parler du Clavier bien tempéré, pour en venir au testament spirituel, L'Art de la fugue, que Bach prévoyait de publier en 1749, et dont il effectuait lui-même la mise en page. Mais ceci n'a pu se faire, car il est devenu aveugle, à la suite d'une opération ratée. Il ne s'est jamais rétabli, et l'édition réalisée après sa mort a été une catastrophe. Il s'agissait selon son plan de 14 fugues utilisant un même sujet, avec quelques variantes, et de 4 canons sur le même thème. Toute la panoplie contrapuntique y passait, renversement, rétrogradation, strette, contre-sujet, augmentations et diminutions... Les dernières fugues étaient d'une complexité phénoménale, avec des fugues à deux sujets apparaissant chacun normal et renversé, avec toutes les combinaisons imaginables. Il y a encore les fameuses fugues-miroirs, à 3 et 4 voix, qu'on a longtemps vues comme de purs exercices de style, alors qu'elles sont d'une extrême musicalité pour peu qu'on consente à les aborder comme il se doit. Peut-être vous les jouerai-je, un peu plus tard.
"  Mais le clou de l'oeuvre était la fugue numéro 14, une fugue à 4 sujets, exposés tour à tour et exploitant leurs superpositions. Le troisième sujet débute par les notes B-A-C-H, avec cette particularité que les notes A-B-H-C sont chromatiques dans la notation allemande. Après l'exposition de ce thème, et diverses variations, Bach le superposait aux deux thèmes apparus précédemment dans la fugue, et devait venir ensuite l'apothéose justifiant tout le cycle, la superposition du thème principal à ces trois thèmes, montrant que tout ce cycle était calculé en fonction de cette superposition, avec pour la première fois un thème débutant par les notes BACH...
"  Hélas les papiers de Bach ont été mélangés, ce merveilleux final perdu, et cette fugue numéro 14 n'a pas été comprise comme faisant partie du cycle. Ce n'est qu'il y a peu, en 1881, qu'un musicologue allemand a vu cette superposition des 4 thèmes.
"  J'en arrive à l'essentiel. L'exposition de ce thème BACH s'achève à la mesure 1685 de l'ensemble des 14 fugues, 1685 année de naissance de Bach! Divers arguments permettent de penser que le final aurait eu environ 65 mesures, et je ne doute pas que c'était le cas, afin que ce testament signé s'achève à la mesure 1750, l'année du décès.
"  Mais restons-en au certain, et examinons ce thème BACH. Voici une petite brochure que j'ai consacrée à mes découvertes, Et si l'air est sérialiste. Ce thème BACH n'utilise que 6 notes différentes, en progression chromatique, et ceci m'a donné l'idée d'une nouvelle forme de musique, totalement équilibrée, où une série de 12 notes consécutives doit obligatoirement épuiser les 12 tons de la gamme chromatique. J'ai baptisé cela le sérialisme."
  Il revint au piano et posa sur son pupitre la brochure, ouverte à une page choisie.
- Je n'ai fait figurer ici que les deux premières occurrences du thème BACH, la partition réelle est à 4 voix. Voici donc le premier thème en clé de fa, j'ai fait figurer les noms allemands de chaque note, en majuscules
B A C H = 14, et la résolution en minuscules
cis d cis h cis d = 106.
"  Eh oui, nous retrouvons l'harmonie 14-106 déjà présente dans les Sinfonien trente ans plus tôt, mais elle est ici concentrée en 10 notes, avec de nouvelles possibilités.
"  Après deux mesures, le thème à la quinte, 7 demi-tons au-dessus, arrive en strette. Les valeurs sont maintenant
F E G FIS = 51, et
gis a gis fis gis a = 137,
soit 188 en tout, ce qui n'est pas immédiatement aussi évocateur que le 120 du thème à la tonique, mais il faut avoir conscience que, selon les lois du contrepoint, ce thème à la quinte est complètement déterminé par le thème à la tonique, et la moyenne entre 120 et 188 n'est autre que 154, la valor nomen de Rosencreutz.
"  Toujours suivant les lois du contrepoint, mais là ce n'est qu'une option, les 4 mesures du thème et la possibilité de strette après 2 mesures l'ouvrent vers l'infini, car on peut imaginer que sur le la du thème à la quinte démarre un autre thème, à la dixième, en mi, et ainsi de suite. Je suis convaincu que Bach a pensé à un mouvement perpétuel sur 4 mesures, en plaçant la réponse 6 demi-tons au-dessus du sujet. Ecoutez, c'est tout à fait harmonieux."

  Il démarra le thème BACH à la main gauche, la main droite débuta à la sixième note la transposition 6 demi-tons plus haut, puis la main gauche passa au-dessus de la droite pour rejouer le thème BACH à l'octave... Effectivement, ça semblait audible, mais comme il parlait en même temps...
- Il m'est apparu que l'essentiel était ce qui se passait pendant le premier thème BACH. Lors de l'exposition, les autres voix se sont tues, et le thème de 10 notes s'achève au ténor alors que l'alto a égrené les notes F E G FIS du thème à la quinte, notes de valeur 51 qui sont donc contenues dans BACH dès que ce nom est transformé en notes d'un thème fugué, et nous avons
BACH + FEGFIS = 14 + 51 = 65,
l'âge de Bach à sa mort, qui prend donc toute sa signification avec ce thème, et les autres notes, nous l'avons vu, totalisent la valeur 106, l'âge de Rosencreutz, dont la valor nomen est la moyenne des valeurs des thèmes à la tonique et à la quinte. Vous voyez, ce sont de telles choses qui me font penser qu'il est impossible qu'un être humain ordinaire ait pu les organiser. Parce qu'à partir du moment où un thème doit débuter par les notes BACH, il est pratiquement obligatoire qu'il soit en tonalité de ré mineur, et il est difficile d'en imaginer une résolution plus simple que celle qu'a proposée Bach. Comme le thème à la quinte est complètement déterminé, ceci semble impliquer que le nom Bach contienne Rosencreutz et les durées de vie de Bach et Rosencreutz...
"  Il ne faut pas oublier la signification du mot Bach en allemand, "rivière". Une rivière a un début et une fin, mais elle est néanmoins éternelle, chaque goutte d'eau partie dans la mer étant destinée à s'évaporer, puis à retomber en pluie pour être ressourcée.
"  Ce n'est pas tout ce que recèlent ces 14 notes, 14 encore! Car la somme de 65 et 106 est 171, qui n'est autre que le triangle de 18, la somme des nombres de 1 à 18, et je vous rappelle que L'Art de la fugue compte en tout 18 pièces, 14 fugues et 4 canons. Une grande curiosité est que les 4 canons totalisent 372 mesures, de même que les 4 premières fugues, or 372 ans séparent la naissance de Rosencreutz, en 1378, de la mort de Bach, en 1750. Ainsi, en partant de la fugue n° 5, on a un autre cycle de 1750 mesures, mais avec les 65 ans de la vie de Bach, la fin de la fugue n° 14, s'achevant en 1378, la naissance de Rosencreutz, comme s'il n'y avait qu'une seule âme en jeu, revenant de manière cyclique.
"  Il existe une autre voie d'interprétation, fascinante. Il y a donc 14 fugues, dont la dernière est très particulière, or, comme je vous l'ai dit, la vie de Rosencreutz correspond à la 14e période de 106 ans dans l'ère chrétienne, de 1378 à 1484. Que se passe-t-il si l'on considère que les canons correspondent aussi à des périodes de 106 ans? 4 fois 106 font 424, et 1484 plus 424 font 1908, cette année même."
- C'est absolument extraordinaire, intervint HV. Dites-moi, Marvel, savez vous que selon le comput hébraïque, nous serions en l'année 5724, soit 54 fois 106, car, suivant les calculs du Seder Olam, "L'ordre du Monde", le monde aurait été créé 3816 ans avant l'ère chrétienne.
  Je n'ai jamais vu HV prendre la moindre note, mais il semblait emmagasiner dans son fameux cortex les moindres détails de tout ce qui passait à portée de ses yeux ou de ses oreilles.
- Vraiment ? poursuivit Noon. C'est fort intéressant, car la Fama enseigne que Rosencreutz a reçu l'enseignement d'érudits juifs au Caire. Que nous soyons à la veille d'une 55e période de 106 ans vient par ailleurs conforter certaines de mes supputations. Voyez-vous, dans un autre texte rosicrucien, Les noces chymiques de Christian Rosencreutz, une énigme gématrique est posée au jeune Rosencreutz. Il s'agit de trouver le nomen dont est donnée la valor, 55. Les indices donnés permettent de découvrir, comme l'a vu Leibniz en personne, qu'il s'agit du mot ALCHIMIA, mais écrit ALCHINIA, avec un N au lieu d'un M. Le réel mot ALCHIMIA a pour valeur 54, et je me demande si ceci ne signifierait pas qu'il va se passer quelque chose au passage de la 54e à la 55e période de 106 ans, maintenant donc.
- M ou N... Savez-vous que dans le tarot, l'Arcane sans nom, la Mort, correspond selon les différentes traditions aux lettres M ou N de l'alphabet hébraïque?
- Vraiment? Vous semblez être un grand connaisseur de la science secrète.
- Pas du tout. Nous avons juste eu récemment l'occasion de nous entretenir avec un kabbaliste, et je ne fais que reprendre ses propos.
- La kabbale! Je pense depuis longtemps à l'étudier, il me semble que c'est là que je trouverai la clé des nombres qui me sont encore mystérieux chez Bach. M'aiderez-vous à rencontrer votre homme?
- Hélas! Je crains que ce ne soit pas possible.
- Voulez-vous dire que... Non, vous ne pouvez pas le dire, mais je crois comprendre... Cet homme était l'une des victimes que vous n'avez pu sauver... Alors ceci signifie que ce sont des personnes de haute spiritualité qui sont visées, et que cette année 1908 est bien un tournant...
- Sans confirmer quoi que ce soit, je crois néanmoins pouvoir vous informer que certaines des victimes ne témoignaient guère d'élévation spirituelle, croyez-moi.
- Peut-être, mais après tout, bon ou mauvais, qui sommes-nous pour en juger? Quoi qu'il en soit, J'en suis venu au point où je peux vous expliquer en quoi cette année 1908 est importante pour moi. Vous ai-je dit que 1908 serait aussi le 158e anniversaire de la mort de Johann Sebastian Bach, dont la valor nomen est 158? Je m'attendais à ce qu'il se passe quelque chose le 28 juillet.

  Depuis qu'il avait quitté le piano, il marchait de long en large, nerveusement, en évitant de passer devant la fenêtre, comme le lui avait recommandé HV. Il se rassit enfin à nos côtés, prit un instant sa tête dans ses mains, et reprit:
- Comme je vous l'ai dit, je suis né le 21 mars 1856, exactement 171 ans après la naissance de Bach. Ainsi j'ai aujourd'hui 51 ans, et demain j'en aurai officiellement 52. Mais 1908 est une année bissextile, où le 20 mars est le 80e jour de l'année, comme l'était le 21 mars en 1685.
- Remarquez, fit HV, que ceci vaut aussi pour votre année de naissance, 1856.
- Exact, mais c'est pour dire qu'une certaine fluctuation est envisageable. Quoi qu'il en soit, j'ai donc officiellement 51 ans, et il se trouve que ma valor nomen est précisément
MARVEL NOON = 66 + 54 = 120,
c'est-à-dire que je pourrais aussi être concerné par les 10 notes du thème Bach, de valeur 120, auxquelles se superposent les premières notes du thème à la quinte, de valeur 51. Mon nom à 10 lettres, et votre remarque, monsieur Valmondada, me fait prendre conscience que mes initiales sont MN.
"  Je me demande si les 14 fugues et 4 canons de Bach ne pourraient pas signifier qu'il y ait eu de l'an 1 jusqu'à 1484 une chaîne de 14 grands initiés ayant vécu chacun 106 ans. Les canons signifieraient qu'une occultation de 4 fois 106 ans a suivi, pendant laquelle seuls quelques êtres ont reçu des bribes de connaissances, comme Bach, et peut-être moi. Peut-être ma mort est-elle nécessaire pour que mon âme puisse se réincarner dans un autre être, un véritable avatar de Rosencreutz... Vous voyez que ma mort aujourd'hui n'aurait rien de tragique."
- Et Johanna? intervint Hortense. Vous ne croyez pas que ce pourrait être un peu tragique pour elle? Va-t-elle attendre 20 ans que votre nouvelle incarnation ait quelque maturité? Qu'en pensez-vous, Johanna?
- C'est vrai, fit Johanna avec son accent chantant. Frieda Richtofen-Weekley-Lawrence-Ravagli Tu ne m'avais pas fait part de ceci, Marv, et moi je ne veux pas que tu meures. Vous savez, moi je meurs et je ressuscite chaque fois que Marv me fait l'amour, ou du moins quand il me le fait bien. Parce que l'amour, c'est le sexe, et tous ceux qui disent autre chose sont des idiots, ou des pervers.
"  L'amour, la mort, merveilleuse opposition! Alors si tu veux mourir, meurs, mais d'abord fais-moi l'amour, et fais-moi un enfant. Maintenant!
"  Vous voyez, nous avons dû tout abandonner pour vivre notre amour, Marv ses deux enfants, moi ma petite fille de deux ans, et nous ne les avons jamais revus. Nous avons refusé ensuite de reprendre la vie de la petite famille bourgeoise, mais s'il doit mourir non, je ne marche plus. Alors Marv, fais-moi un enfant, ce sera peut-être lui ton grand initié, tiens il naîtra peut-être le 25 décembre!"

  Noon restant coi, elle s'adressa à nous:
- Je vous demande de partir, à moins que vous ne vouliez rester, après tout, moi ça ne me dérange pas...
- Non, s'empressa de répondre HV. Nous allons y aller. Mais je vous demanderais d'allumer l'électricité dans le salon lorsque vous aurez fini, nous aimerions être les premiers à souhaiter son anniversaire à votre ami.
  Ceci nous fut accordé. Nous sortîmes donc. HV s'entretint avec le chef du dispositif de surveillance du domicile des Noon, lui donnant quelques nouvelles consignes.
  Il était près de six heures. Nous allâmes visiter la cathédrale Saint-Maurice, où nous apprîmes que l'archidiocèse de Vienne avait été fondé en 314. Puis, à la nuit tombante, nous nous installâmes dans un bouchon d'où nous pouvions voir la fenêtre des Noon.
  Nous eûmes tout notre temps pour déguster soupe à l'oignon, ravioles à la crème de truffes, fromages et desserts. HV nous fit quelques confidences, entre les mastications.
- Un bel esprit, ce Noon, il nous a apportés des renseignements de la plus haute importance, et je commence à croire que cette année 1908 est réellement très particulière. Je suis confus de ne pas avoir pu lui dire que Monlorné était un passionné d'ésotérisme, et que sa vie avait couvert exactement la 18e période de 106 ans, de 1802 à 1908, et que les meurtres suivaient depuis sa mort ce modèle du triangle qui semble si important.

  Enfin, peu après neuf heures, le signal convenu apparu, et nous revînmes chez les Noon. Johanna était radieuse, elle nous dit:
- Je crois que ça a marché, une femme sent ces choses. Et ce sera peut-être des jumeaux...
  Noon semblait aussi serein.
- Dans un peu plus de deux heures le danger sera passé. Mes amis, j'ai décidé pour éviter d'y penser de jouer pour vous tout L'Art de la fugue. Installez-vous confortablement.
  Il nous donna des indications sur chaque pièce avant de la jouer. Ce fut un enchantement. Ses doigts semblaient se jouer des difficultés techniques pour faire entendre clairement chaque voix, et souligner les thèmes qui parfois s'enchevêtraient en un lacis toujours harmonieux. Il se leva pour nous montrer la partition de la fugue 13, dont chacune des 4 voix était écrite sur une portée distincte. Après une première exécution, toutes les notes étaient récrites symétriquement par rapport au milieu des 4 portées, et l'ensemble conservait une musicalité sans faille.

  Enfin, ce fut le tour de la fugue 14 :
- Nous y voilà. Le premier sujet est donc un thème très lent de 7 notes, écrit en blanches et en rondes, joué rectus et inversus. A la mesure 114 débute un thème guilleret, en croches et doubles croches, qui, après l'exposition, est superposé au premier thème. Toutes les voix font silence à la mesure 193 où débute le thème BACH au ténor, qui, après l'exposition, est varié de diverses manières, strettes et renversement, et enfin vient la première superposition des trois thèmes, les dernières notes connues de Bach. Si le reste a été perdu, il m'a semblé avoir compris les intentions du maître, et j'ai composé dans ma tête les 33 mesures manquantes, que je me suis refusé jusqu'ici à consigner aussi bien qu'à jouer, mais je vais pour la première fois jouer la totalité des 272 mesures qui étaient prévues par Bach.
  Il se carra devant le piano, prit une grande inspiration, et c'est à cet instant que retentit le premier coup de minuit. Il se retourna vers nous.
- Sauvé, je suis sauvé, mes amis c'est merv...
  Une expression d'intense surprise marqua son visage. Il s'écroula, entraînant avec lui le guéridon du piano. HV se précipita, et nous annonça, au moment où retentissait le douzième coup:
- Le coeur ne bat plus.
  Johanna s'évanouit.

  L'autopsie ne put encore déterminer les causes de la mort, comme dans le cas d'Elmo Orvann. La date exacte de la mort posait problème, puisque le décès ne put être constaté par un docteur que vers minuit et demie. HV insista pour que la date déclarée fût le 20 mars, ainsi Noon fut déclaré mort à 51 ans, conformément à ses voeux. HV observa quelques jours plus tard:
 - Il y a d'autres points communs entre les deux morts. Orvann est mort en exerçant son activité de tireur de tarot, et la valor nomen d'ORVANN est 78, nombre de cartes du tarot qui est aussi le triangle de 12.
"  MARVEL NOON, de valeur 120, triangle de 15, la douzième victime, est mort 78 jours après Monlorné. Le musicien est mort après nous avoir joué les 13 premières fugues, mais comme les fugues-miroirs ont chacune deux interprétations, il a donc joué 15 pièces en tout.

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